Tag: Deck Julia

L’art d’être un pion

Je suis très fan de Julia Deck. Fan du genre à mettre un rappel dans mon calendrier pour la sortie de son nouveau bouquin, et même à obtenir de ma libraire de quartier de me le refourguer la veille au soir, alors que je sais pertinemment que c’est illégal et qu’elle va devoir trouver une combine pour justifier cette sortie.

C’est simple, dès la sortie de son premier roman en 2012, Viviane Élizabeth Fauville, qui récolta une pluie d’éloges et une couverture médiatique d’autant plus efficace que Julia Deck bénéficiait du statut de primo-romancière (une carte joker malheureusement utilisable qu’une seule fois), je me suis sentie conquise. Conquise, prête à suivre cette sympathique auteure pour d’assez longues aventures. Sa lecture m’a procuré un sentiment que je n’avais pas ressenti depuis le lycée, enthousiasme hilare provoqué notamment lors de ma découverte de L’Hygiène de l’assassin. Tout à coup, une voix était née, dont l’impertinence et l’humour résonnèrent durablement en moi.

Amélie Nothomb, comme tant d’autres, j’en suis depuis revenue, semée en chemin après une dizaine d’ouvrages dégustés avec plus ou moins d’enchantement et de désenchantement. Mais Deck n’est pas Nothomb. Pour la quantité, déjà : si l’on a eu le plaisir d’obtenir un second roman deux ans plus tard, Le Triangle d’hiver, il a fallu trois années supplémentaires pour en livrer un troisième, Sigma. De fait, sans vouloir jouer à touche-maison, la pression de la création doit être tout autre chez Minuit (sans compter tous les spectres des reustas de la maison, à commencer par Echenoz, une influence majeure de Deck). Et puis, Deck s’éloigne d’elle-même et s’en va expérimenter du côté des genres.

S’ouvrant sur une citation en exergue tirée d’Un pur espion de John Le Carré, Sigma est une courte énigme chorale se déroulant autour de l’existence (hypothétique) d’un tableau du peintre suisse Konrad Kessler. Cette peinture au potentiel controversé pouvant bouleverser l’ordre public en encourageant le tout-venant à se poser des questions qu’il ne devrait pas se poser (pourquoi suis-je là ? que fais-je ? qui suis-je ? etc., tout ça juste en fixant une croûte), une corporation internationale décide de mettre la main sur le chef-d’œuvre et dépêche dans l’entourage local toute une kyrielle d’assistants qui ont pour principale fonction l’espionnage personnel. Ainsi, le directeur d’une banque d’influence, Alexis Zante, collectionneur d’art à ses heures perdues ; Pola Stalker, actrice de cinéma et sœur d’Elvire Elstir, gérante d’une galerie d’art à la recherche de cette œuvre subversive ; Lothaire Elstir, neuroscientifique aux idées quelque peu dangereuses : tous ces personnages sans lien apparent se retrouvent suivis comme leur ombre, dans le but de débusquer l’endroit où l’œuvre siège en secret. L’entreprise d’espionnage global œuvre ici à la tranquillité d’esprit de l’humanité, à la tenue de l’opinion, à la circonférence des comportements. Loin du matérialisme goulu des grandes corporations souvent mises en scène dans les complots, Sigma monopolise ses forces dans le but manipulatoire avoué et revendiqué de ne pas exciter les passions. Julia Deck a pris le temps de revenir sur cette notion dans un long et intéressant entretien avec Diacritik :

« Dans Sigma, je me suis intéressée aux discours officiels des puissants. Je suis toujours étonnée par le fait que les interviews de responsables politiques, de chefs d’entreprise, ou même de stars ou de sportifs de haut niveau semblent à ce point interchangeables. On dirait qu’ils sont complètement opprimés, qu’ils s’autocensurent volontairement pour ne pas sortir des clous. Donc je me suis demandé quelle était cette force obscure qui les poussait à lisser leur discours. J’ai imaginé que cela pouvait être un complot. Dès que vous accédez à un certain niveau de notoriété, une organisation secrète se chargerait de vous faire marcher droit pour que vous ne risquiez pas de perturber l’ordre établi. C’est très séduisant, le complot. Ça a l’avantage de gommer toutes les questions sans réponses, des mystères médiatiques au chaos financier. »

D’un ton léger, caustique et frappant, Julia Deck s’attache à faire entendre la voix des espions puisque c’est pas leur correspondance romancée, les rapports à destination des directions des opérations locales ou du siège mondial que l’on prend connaissance de toutes les pièces s’assemblant peu à peu. Et les espions aussi connaissent les doutes du métier, se révélant être souvent des caractères abusés d’un côté de la branche espionne comme de celle espionnée, souvent insatisfaits du manque de reconnaissance ou pris au piège du dévouement feint qui se transforme en véritable affection pour leur « cible ». Loin de l’image traditionnelle plutôt sérieuse, austère et méticuleuse prêtée aux espions (coucou La Taupe), les envoyés de Sigma sont parfois monsieur ou madame tout-le-monde en mission dans un pays pas poilant, bien emmerdés par toutes les corvées qu’ils se tapent, ne pouvant pas s’empêcher d’émettre des avis personnels. L’industrie de l’espionnage n’échappe pas à la crise de l’emploi et engage au rabais.

Une lecture très sympathique, peut-être moins coup de cœur que Viviane Élizabeth Fauville mais qui ne se faufile pas très loin derrière. Fun fact : Deck entame toujours l’histoire de son dernier livre à l’endroit où le précédent s’est terminé (Viviane s’achevait dans un port, Le Triangle d’hiver se déroulait dans des villes portuaires et se terminait sur une exposition de peintures, Sigma se passe dans le monde de l’art…), ce qui rend le lecteur évoluant dans cet univers fermé sur lui-même encore plus friand de toutes les références, y compris cinématographiques, artistiques ou littéraires, à glaner au fil de la lecture.

La luminosité spéciale de l’épiderme

C’est une occurrence sans aucune précédence, même hasardeuse : je me suis penchée sur la rentrée littéraire, avec la volonté solide, et l’application molle, de passer en review quelques titres pour lesquels j’ai presque développé un strabisme en cette opulente période de production littéraire. Alors évidemment, au-delà des relais presse et média, je dois avouer ne pas avoir beaucoup tiré mon épingle critique du jeu. Sur ma to-approach-list, on retiendra le Pulitzer de Jennifer Egan, la prose de Linda Lê, quelques sorties de l’Olivier, le dernier Toni Morrison, un vague post-it pour l’œuvre de Julie Otsuka. On note une pensée de doute pour le Tigre, tigre ! de Margaux Fragoso, du doute apparu de la crainte, la crainte née de l’appréhension, gouvernée par le malaise du sujet. Enfin, il y a les éditions que l’on suit, et notamment les sorties automnales de Fabrique éditions, avec des prévisions d’achat soigneusement remises à plus tard.

Et puis Viviane Élisabeth Fauville, le premier de la pile à tomber dans mes bras.

Viviane Élisabeth Fauville, bourgeoise déchue de son état. Un bon salaire de cadre supérieure aux Bétons Birons, un mari, une enfant de 3 mois, un appartement hérité qui vaut quelques millions, la tête sur les épaules.

Sauf que son mari l’a quittée, l’héritage est conservé en état et inhabité, tandis que Viviane se balance dans son rocking-chair, au beau milieu d’un deux pièces vide et de cartons non déballés. Elle tente de se remémorer ce qu’elle a fait quatre ou cinq heures plus tôt : il lui semble bien avoir fait quelque chose qu’elle n’aurait pas dû. Mais quoi ?

Le lendemain, la mémoire lui revient soudainement. Le réveil affiche 5:03 du matin et Viviane se rappelle : hier, elle a tué son psychanalyste d’un coup de couteau bien planté.

Sur ce postulat de départ, nous voilà lancé dans une narration à suspense aux côtés de Viviane qui attend, l’esprit rongé, le couperet de la police. Mais l’esprit prend vite les traits jaunes de la maladie à l’idée de demeurer dans le flou, et Viviane se glisse peu à peu dans la chair d’une tueuse : elle ment, efface ses traces, fait le guet, guette les nouvelles du matin, retrouve les proches de la victime, goûte au danger que la proximité procure aux prédateurs joueurs, jouit à demi de sa fébrilité, et réalise faiblement qu’elle n’en demeure pas moins la victime du mépris et du dégoût du monde.

Julia Deck brosse le portrait d’une dérangée équilibrée, d’une mère, d’une femme, d’une fille qui sans se l’expliquer, voit, un beau jour, une inexorable angoisse naître. Cette montée de panique, qui la conduit à sa première consultation, se reproduit, encore et encore, sans que jamais aucune séance de psychanalyse n’en vienne à bout. Julia Deck multiplie les points de vue, dans une langue constellée d’ironie et d’une précision tranchante, pour nous faire appréhender les égarements d’un personnage qui s’élabore une destinée de toutes pièces. On passe du vous, au je, du elle, au nous. Le lecteur alterne entre le jeu et le spectacle, entre Viviane et Élisabeth, se projette selon un procédé d’omniscience presque mystique pour mieux rendre compte de l’égarement total dans lequel se déploie le personnage éponyme.

Ce balancement liminaire dans son rocking-chair, on le retrouve lors de son arrestation : alors qu’elle est arrêtée par la police et jetée dans une cellule comme un moyen de faire pression sur ses précédentes dissimulations, Viviane se balance, d’avant en arrière, sur sa banquette. Cellule préfigurant sa chambre d’hôpital, que le lecteur appréhende comme une chambre d’isolement, où la malade est entièrement laissée à elle-même et à ses folles bouffées. Un geste mécanique qui rassure, qui ramène au balancement de l’enfant contre le sein de la mère et du père.

Angoisse abyssale, qui la saisit comme une piqûre. L’angoisse sourde, qui isole : cette surdité, on la retrouve lors des déambulations de Viviane, qui traque les victimes de la victime, arpente les rues et le métro, de large en long, qui note méticuleusement tous ses déplacements. Sur la neige, ses pas silencieux ne la trahissent pas. Elle n’entend rien, rien lorsqu’elle regarde la neige dégringoler à travers la fenêtre, son monde est extérieur aux autres. Rien quand elle course son imagination dans la rue et que son nom résonne dans les couloirs de sa déportation intérieure. Tout est blanc, devant ses yeux, entre ses nerfs. Au centre de cette vision d’immaculation, il y a l’hôpital, la neige encore, les noms des deux femmes, Angèle et Gabrielle, qui émergent en archanges. Ou des héroïnes, comme les prénoms d’Héloïse et Viviane, ou le nom de famille de Pascal : Planche. Les hommes, eux, ne sont attribués que de simplicité : Julien, Pascal, Tony, Jean-Paul.

Alors forcément, on se demande si on extrapole. Ce nom, si obsédant, de Viviane Élisabeth Fauville. Peut-on le digérer comme une référence à la dame du lac, elle-même possédée de visions qui lui échappent, comme ce meurtre ? Et ce patronyme, Fauville, avec ses apparences de bête tapie dans la ville, de sauvagerie civilisée.

C’est un livre court, frappant, à la narration scotchante. D’une acuité placée sous les auspices de Beckett, et non sans rappeler les textes vifs de Camus. Sans nul doute une première œuvre brillante, qui invite à une immédiate relecture, à la lumière favorable du dénouement inattendu.