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Relativisme, relationnisme et pluriréalisme

Je pense que l’on opèrerait, en s’extrayant du geste scientifique, une « re-narcissisation » du réel. Autrement dit, en se fermant à l’altérité (au sens de quelque chose qui dépasse nos seules créations) mise en lumière – ou en clair-obscur – par les sciences, c’est la capacité du réel à nous étonner qui serait finalement niée. Les postures religieuses, mystiques ou spiritualistes (…) la psychologie et les neurosciences l’ont largement montré, (…) constituent pour l’essentiel une projection de nos angoisses du moment. Elles traduisent nos peurs et nos désirs. La science est un effort (…) pour tenter de lire dans le monde autre chose que ce nous y avons nous-même instillé. Récuser cette démarche, ce n’est pas seulement se priver des richesses d’un monde protéiforme, c’est aussi – je le crains – faire preuve d’arrogance en oubliant que l’Univers ne se réduit pas à ce que nous souhaitons qu’il soit ou à ce que nous percevons directement de lui.

Dans De la vérité dans les sciences, Aurélien Barrau – astrophysicien et philosophe – s’attaque au principe de vérité lié aux sciences et défend sa non-irréductibilité. Sa lecture, parfois dense dans son entremêlement de concepts scientifiques et philosophiques, nous laisse le sentiment que quelque chose nous échappe. Comme si être astrophysicien donnait à s’apercevoir d’une immensité trop impénétrable, qu’à l’échelle à laquelle ces scientifiques œuvrent, force est de se rendre compte qu’on ne sait pratiquement rien de ce qui est, que le doute, le relativisme, la certitude d’incertitude sont les seuls postulats valables pour ces scientifiques étranglés par l’immense, dont ils ne percevront jamais tous les mystères. Plus l’on en sait, moins l’on en sait. Et la philosophie paraît essentielle à Aurélien Barrau pour garder pied face à ces échelles infiniment grandes et petites, qui disparaissent sous toutes les tentatives de les approcher.

Un relativisme exigeant et militant, à l’inverse d’un laxisme, permet d’opérer des choix tout en demeurant conscient du fait qu’ils ne sont pas nécessairement les seuls possibles. (…) Sans doute faudrait-il en fait plutôt parler de relationnisme pour éviter la connotation souvent péjorative du relativisme. Ou, mieux encore, de pluriréalisme : ni l’irréalisme qui nie l’existence d’une réalité hors soi, ni le réalisme absolu qui entend tout réduire à un seul mode d’être (qui peut être, suivant celui qui le défend, la science, la religion, etc.)

Cet essai m’a fait réfléchir sur mon propre relativisme. Car Barrau, si l’on caricature sa pensée, considère qu’il y a du bon à prendre (presque) partout. De même, j’ai tendance à souvent trouver du bon un peu partout. Je n’apprécie pas grand chose avec le cœur, mais j’apprécie principalement – presque dans sa valeur marchande – avec la tête. Mon réflexe est d’être décortique (ou analytique) avant de me constituer critique. Dans mon cas propre, je me dis que je manque d’opinions, et peut-être d’intelligence globale. J’ai le nez sur les choses et je ne parviens pas à les replacer dans un système plus large, pour les analyser autrement, pour les utiliser afin d’analyser un contexte, pour les utiliser analogiquement et faire progresser d’autres situations.

Mais lorsque je vois ce même système d’exposé décortique – analytique chez quelqu’un d’autre, et surtout dans le contexte de l’immensité indécidable, je songe que c’est peut-être autre chose qui guide cette fausse prudence, cette fausse indécision. Est-ce la compréhension – ou plutôt la perception – que la captation est impossible ? Que tout nous échappe ? Qu’il ne s’agit pas de penser en bon ou mauvais, mais en comment ? Par quoi ? Vers quoi ?

Dans une défense de la pensée et de la prose qu’il s’est choisie pour la révéler au monde, Aurélien Barrau mentionne Jacques Derrida et sa posture d’incertitude, son droit à énoncer la multitude de vérités qui cohabitent en permanence, et explique en quoi cela relève de l’exigence scientifique :

Je crois qu’il est opportun de penser la vérité avec le philosophe Jacques Derrida. Certains pensent parfois qu’il s’agit d’un ennemi des sciences, voire de la rationalité en général. Rien en saurait être plus faux. Il s’agit au contraire d’un esprit d’une singulière exigence et d’une grande humilité qui, face à chaque question ou problème, eut le courage de considérer les diverses manières de l’aborder et les incomplétudes de chaque réponse possible, y compris les siennes. Ce n’est donc certainement pas par goût de l’étrange ou du confus qu’il me semble intéressant de référer ici à cette figure mais, tout au contraire, en tant que symbole de précision quant au niveau de nuance requis pour aborder ces questions complexes.

Est-ce qu’un sentiment comme celui du tournis peut être expérimenté dans des sphères où la gravité est abolie ?