Tag: Beach Sylvia

Ces années dont raffoler

Quoi de mieux, en plein mois de mai, entre flâneries et déambulations littéraires, que de se plonger dans le Paris des années 20, en pleine effervescence artistique ?


En accord avec mon humeur du mois (qui était aux antipodes de celle d’Emilie Simon), je me suis plongée dans la lecture de Shakespeare and Company, le récit que Sylvia Beach fit en 1952, plus de dix ans après sa tragique fermeture pendant l’Occupation, de sa librairie mythique tenue rue de l’Odéon. Il s’agit là de mes badaudismes littéraires favoris ! Découvrir le récit de ces années passées entre la rue Dupuytren, l’Odéon et la rue Jacob (et en poussant un peu, jusqu’à la rue de Fleurus), pénétrer à l’intérieur de ces librairies qui accueillaient écrivains, peintres, musiciens, américains, anglais et français… renifler l’odeur de ces livres et de ces cases, se faire bousculer dans son fauteuil par les nouveaux arrivants, tenter d’arracher un mot à la libraire, Sylvia Beach, trop occupée elle-même à s’y retrouver parmi toutes ses feuilles volantes, à coup sûr des parties des chaotiques épreuves d’Ulysse !


Pour ceux qui ne seraient pas entièrement familiers avec l’histoire de cette librairie, il faut donc tout de suite éliminer un possible quiproquo : cette librairie n’a rien à voir avec l’actuelle Shakespeare and Company se trouvant rue de la Bûcherie, sur les quais Saint-Michel face à Notre-Dame, et qui fait le délice de milliers de touristes ! Leurs noms sont l’unique point commun : en réalité, l’actuelle Shakespeare and Co est née après-guerre, à l’initiative de George Whitman (descendant ou non de Walt Whitman ?) et a été nommée ainsi en hommage à l’originale librairie créée par Sylvia Beach. De même, l’actuelle tenante, Sylvia Whitman, s’est vue prénommée Sylvia également en hommage à l’originale. Enfin, pour que tout cela soit aussi limpide que l’eau de la Seine : retenez que Sylvia Beach était américaine, que toute sa famille y est restée et qu’elle ne mangeait pas de ce pain hétéro-normé. Maintenant, nul doute ne subsiste : aucun lien aucun entre tous ces agents.

Née dans une famille passionnément francophile de la côte est des États-Unis, Sylvia Beach a tout simplement décidé, à l’orée de ses 18 ou 19 ans, qu’elle allait déménager à Paris et tenter d’y ouvrir une librairie. Adrienne Monnier, libraire de la Maison des Amis du Livre ouverte rue de l’Odéon, liée à tous les jeunes écrivains de renom, lui apporte son indéfectible soutien (et plus car affinités) dès l’instant où la petite Américaine met les pieds dans sa boutique. Sur son modèle, elle ouvre son propre fonds de prêt de livres et revues anglophones : tout d’abord rue Dupuytren, qui devient presque instantanément le point de chute d’Américains de passage à Paris, puis rue l’Odéon, pour se rapprocher de sa librairie amie. Il faut dire qu’en 1919, à l’ère de la prohibition, une génération (perdue ?) avait mis le cap sur la vieille Europe et redonnait un coup de jeune à notre capitale un peu vieux jeu.

Les écrivains américains fuyaient la prohibition, chassaient l’esprit de liberté et la ferveur des années folles à Paris. À Shakespeare and Company, ils pouvaient alors souscrire aux abonnements que Sylvia Beach avait mis en place et découvrir des auteurs classiques et contemporains, qui ne leur étaient pas forcément accessibles à une époque où les livres coûtaient plus qu’un paquet de cigarettes. Les auteurs venaient s’y cultiver, s’immerger, consulter les revues littéraires qui publiaient alors les œuvres les plus expérimentales, s’en inspirer et en discuter avec la libraire, qui les conseille et les oriente vers telle ou telle lecture. Ainsi se fait et s’étoffe rapidement le carnet d’adresses d’une jeune Américaine à Paris. Dans ce carnaval de figures des lettres, on pourra voir défiler : James Joyce, Valery Larbaud, Léon-Paul Fargues, Robert McAlmon, Ernest Hemingway, ou encore André Gide, Ezra Pound, Dos Passos, Sherwood Anderson, George Antheil, les Scott Fitzgerald, Natalie Clifford Barney, Janet Flanner, Ford Maddox Ford, Paul Valéry, Raymonde Linossier… Que du beau monde. Je garde précieusement noté dans un coin de ma tête un nouveau nom qui m’a particulièrement intriguée : Marguerite Radclyffe Hall.

portrait_adrienne_sylvia1 Sylvia Beach la brindille, à gauche ; Adrienne Monnier la robustesse, à droite.

C’est un livre écrit un peu maladroitement, mais qui m’a tellement réjouie ! On sent que Sylvia Beach était un formidable bout de femme, très réservé, qui se trouve presque malgré elle à l’avant-centre littéraire parisien de la première moitié du XXe siècle. En sa qualité de noyau, elle fut témoin d’énormément d’épisodes marquants, qu’elle tente de retranscrire dans une suite d’anecdotes, récits, vignettes, mises bout à bout les unes aux autres, et c’est ce patchwork éclairant qui en constitue toute la saveur (moins les qualités d’écriture qui démontrent que la libraire n’était pas libraire pour rien). Le récit paraît bien partiel par moments : toutes les figures défilant dans sa librairie sont des « amis » ; des brouilles sont parfois mentionnées, vaguement, mais dans l’ensemble tous ces écrivains sont formidablement sympathiques et intéressants. Beach a l’air de représenter une épaule sur laquelle se reposer, ainsi qu’un pied-à-terre, en transformant une partie de sa librairie en bureau de poste, pour tous les Américains expatriés. Toujours heureuse de pouvoir rendre service, elle n’apporte que peu de commentaire sur la profondeur des uns des autres, du contexte, de la réception de leurs œuvres : ils sont pour elle, avant toute chose, des clients, avec lesquels converser, s’informer et servir.

Fun times ! Sylvia hébergeait même des écrivains en galère à qui elle ne donnait pas les clefs (pas folle la guêpe).

L’un des points forts de son témoignage est bien sûr tout le récit de l’édition d’Ulysse, le monstre tentaculaire de Joyce, que les Américains, Anglais, Irlandais refusaient d’éditer (ou tentèrent d’éditer au péril de leur commerce) et que Sylvia Beach se proposa de fabriquer. Cette entreprise faillit avoir raison de la librairie, par le temps, l’argent, l’énergie que la librairie dût investir dans la prise en charge du manuscrit colossal et illisible de son auteur quasiment aveugle, dans la dactylographie, dans la fabrication (avec des imprimeurs qui faillirent mettre la clef sous la porte en son nom), puis la vente et la livraison impossible à l’étranger… Tous les maillons de la chaîne de production (hey you, old pal !) risquèrent la prison et y laissèrent des plumes. D’autant que même lorsque cette histoire d’édition fut enfin mise derrière elle, la librairie dût se transformer en bureau de secrétariat de Mr James Joyce lui-même. Elle est franchement bonne patte cette Sylvia.


Dans le même genre, mais d’une inventivité plus affirmée, j’avais pu lire il y a quelques années l’Autobiographie d’Alice B. Toklas, qui est un livre formidable dans sa forme pour ce qu’il dit, pour ce qu’il ne dit pas et pour ce qu’il sait pertinemment qu’il révèle malgré lui. Un billet un peu poussiéreux doit être dénichable quelque part dans les bas-fonds ancestraux de ce site.
C’est avec moult éclats de ravissement que j’ai accueilli ce compte-rendu, parallèle à celui du salon tenu par cette forte tête de Stein : l’autre Amérique parisienne, celle plus observatrice et moins jaugeante de Sylvia Beach, avec toutes les récupérations face aux manques de la rue de Fleurus (Joyce et Hemingway, en premières lignes). Une lecture qui peut être poursuivie avec l’avers de la médaille américaine, en lisant le récit qu’Adrienne Monnier fait dans Rue de l’Odéon (une suite d’interventions, compte-rendus et petits articles publiés au cours des années actives de sa librairie), où l’on retrouvera les fidèles Valéry Larbaud, Paul Fargues, André Gide et autres jazzeurs et non-jazzeurs tels Ernest Hemingway.