Roman de gars

Concarneau, le soir. Un brave type, Mostaguen, sort d’un bar en titubant, sous le regard amusé d’un douanier. Quelques mètres plus tard, il s’effondre. Le douanier s’approche pour s’occuper du gonze et s’aperçoit qu’il est troué du flanc et qu’un liquide rouge opaque s’écoule de l’ouverture. Un chien jaune est couché à ses côtés. Maigret, qui a été dépêché dans la région, arrive dès le lendemain sur les lieux du crime, secondé par Leroy, un tout jeune inspecteur du coin aux méthodes modernes (comprendre : il relève les empreintes et les envoie au labo). Grâce à son savoir-farniente, Maigret va tout comprendre de ce qui s’est diantre passé.

Maigret - Le chien jaune

Je n’avais jamais lu de Simenon, et c’est par l’entremise de Penguin et des vieilles couvertures de leurs romans de gare (B. !) que j’avais relevé l’étonnante taille de sa production (iciiçà ou encore li). Penguin s’est relancé récemment dans une grosse entreprise de réédition de tous les Maigret, et j’ai donc décidé de sauter le pas !

Première impression : l’écriture désarçonne…! Ce n’est pas bavard, pas descriptif, pas explicatif. L’action n’est pas non plus des plus dynamiques et on peut vraisemblablement dire qu’il ne se passe pas grand chose. L’écriture plutôt caricaturale ne s’embarrasse pas de subtilités visant à complexifier les tempéraments et motivations des personnages, pour justifier qu’ils se trouvent dans une situation. Maigret est là, il attend, il se tait, il fume. Il sort, il rentre, il ressort. Il grommelle, on lui téléphone, il écoute, il raccroche. Il commande un demi, demande qu’on lui foute la paix et tente de faire admettre à la serveuse le nombre de mecs avec lequel elle s’entiche. Il la gronde, il lui pince la joue, il la reluque mais reste classe : l’homme, c’est lui, les chiens c’est les autres. C’est le commerce du quotidien.

Maigret on TV

Je me souviens évidemment des épisodes du Commissaire Maigret à la télé, jamais suivis avec assiduité : eh bien, j’ai trouvé Le Chien jaune du même acabit, un poil soporifique. Son côté désuet ne m’a pas non plus amusée des masses : l’intrigue n’est pas palpitante, la caractérisation des personnages est inexistante, l’écriture est scénaristique (mais pas pour des effets de style), Simenon ne prend parfois même pas la peine de faire des phrases complètes… Bref, il n’y a pas grand chose à sauver, si ce n’est le temps investi dans la lecture en s’en rendant compte pas trop tard. Prenez gare, si vous vous attaquez à Simenon : comme l’avait déjà souligné Jean-Bingo dans son excellent billet de 2014 (où il résume très bien le côté daté, caricactural et grotesque de ses histoires), ce n’est pas de la noble littérature.

Fondation

Je reconnaîtrai un avantage indéniable à ne jamais lire de science-fiction : on a le choix ! Et j’étais donc bien contente de m’apercevoir que Fondation faisait partie de la sous-catégorie « Hard SF » pour la majeure partie (voire l’unanimité) d’Internet (je dis cela parce que j’ai eu le droit à un sourcil levé de Jean-Bingo, quand j’ai partagé mon choix) (et Jean-Bingo a tellement levé les sourcils dernièrement, je ne voudrais pas qu’il en arrive à les installer de façon définitive au niveau du front pour leur éviter la navette ;-). De par sa notoriété, son influence, ses sympathiques fans, c’est de loin la lecture qui m’a le plus tentée (c’était aussi endurable en terme de pagination, avouons-le) (l’inconnu fait très très peur quand il se présente sous la forme d’une grosse brique).

Fondation - Mister Asimov lit

Nous sommes au début du treizième millénaire : il n’est plus question de parler de la Terre, de Mars, du Soleil, toutes ces notions archaïques qui n’ont plus lieu d’être, puisque la Galaxie toute entière a été colonisée par les humains (à peu de choses près). Une planète (?) a vu s’établir le gouvernement impérial et chapeaute plus ou moins bien tous les astres colonisés tout autour. Oui mais voilà, en treize mille ans, beinh il y a eu quelques dérives, et un grand scientifique de l’Empire tire la conclusion que cette ère tire à sa fin, que l’Empire, aux prises de prochains soulèvements qui mèneront à une sorte de chaos politique, sombrera bientôt. Hari Seldon est un « psychologue », et sa science s’appelle la psycho-histoire : globalement, il déduit les phénomènes sociaux et politiques qui sont censés découler du train auquel les choses actuelles vont (ça existe vraiment).

Alors évidemment, les prophètes annonçant l’apocalypse sont jamais les mecs qu’on invite aux soirées (je casse l’ambiance bonjour !) et du coup pour qu’il fiche la paix à l’Empire, on l’envoie à l’autre bout de la Galaxie, sur une planète excavée peu de temps avant et donc inhabitée, portant le petit nom de Terminus : Hari, en compagnie de cent mille personnes, s’y installe, dans le but de fonder une colonie de scientifiques, qui se consacreront à l’écriture de la plus vaste encyclopédie jamais rédigée. Le but de cette encyclopédie galactique ? Rassembler l’ensemble du savoir universel pour que, lorsque les planètes et les astres commenceront à sombrer dans la guerre, le conflit, le chaos, les générations survivantes aient de quoi reconstruire un monde en deux temps, trois mouvements. Sinon imaginez le désastre : l’ère australopithèque le retour.

Mais Seldon est tellement le prophète des prophètes, qu’il a un peu manipulé tout le monde (Hari Seldon, c’est ce type à on attribue l’origine de l’expression « ni vu, ni connu je t’embrouille »), sur la façon dont l’univers allait décliner : il avait prévu les petites brouilles humaines et les terribles défauts naturels de ces monstres de chair qui viendraient enrayer la machine mal huilée de l’évolution. Cinquante ans après l’arrivée des premiers migrants sur Terminus et la création de la Fondation, un hologramme de Hari (décédé au début du bouquin, après l’annonce de l’apocalypse) est extrait d’un caveau : le scientifique avait enregistré un message adressé aux générations suivantes. L’Encyclopédie n’est qu’un leurre (… whaaaat ?) ! Il s’agissait plutôt de créer une oasis dans tout cet univers belliqueux, où les graines d’une nouvelle ère pourraient être plantées en toute sérénité (ou presque).

Geekation_Isaac_AsimovAsimov, précurseur du duckface ?

Bon. Je vous avoue que les vingt premières pages, j’ai eu… très peur. Mais finalement, la situation est très vite exposée de façon limpide – par le biais d’un dialogue (qui est la re-transcription d’un procès). Et de fait, Asimov va en réalité utiliser la voie (la voix ?) du dialogue pour faire avancer l’histoire : il n’y a pratiquement aucune scène d’action à proprement parler, l’action se déroule entièrement via les stratégies élaborées par chacun des personnages occupant la place des chapitres thématiques. Tactique, stratégie, planification… Voilà comment Isaac Asimov envisage la science-fiction dans Fondation : elle est avant tout une pensée, côtoyant d’autres pensées. Une pensée cherchant à se dépenser et à se dépasser.

Au bout de deux cent pages, d’exposition des systèmes politiques et sociaux, d’intrigues, voyant les personnages de différents conseils et gouvernements se rencontrer, leurs systèmes exposés… Je m’aperçois que je n’ai pas croisé le chemin d’une seule femme. Asimov, ce « progressiste » bien de son temps ! Il y a un milliard d’habitants dans cette galaxie, il y a des milliers (millions ?) de planètes et d’étoiles colonisées, la galaxie est sous le pouvoir d’un empire civilisé… mais pas de femme scientifique ? Politicienne ? Des ovaires, quelque part ? Pas étonnant que cette galaxie s’effondre !

Russian-born American author Isaac Asimov is seen in 1974. (AP Photo)

Je vous prie à présent de bien vouloir accueillir l’intervention de notre camarade, Simone la grognonne.

En fait, la première mention d’une femme vient d’une démonstration d’un marchand, qui souhaite expliquer la nécessité des biens qu’il tente de mettre en circulation sur sa planète, restée à l’écart du négoce impérialiste de la Fondation : soudainement, la femme fait son apparition, car il y a tant de choses à lui vendre ! Des bijoux, oui, mais pas seulement : on nous parle également d’une « foule d’articles ménagers » : des fours démontables, des couteaux, des buanderies, des laveurs vaisselle, des frotteuses de parquet, etc… C’est un vrai délice d’être une femme dans Fondation.

Fin de l’intervention de Simone.

À force de ne donner que la parole aux fins stratèges, on se retrouve face à beaucoup de paradoxes. Par exemple, un intéressant postulat est celui d’imaginer s’il n’y avait pas eu le canular de Seldon, dans le chapitre des Encyclopédistes (l’utilité même d’une Encyclopédie donc), s’il avait fallu réellement envisager le projet de ces puristes qui souhaitent rendre pérenne le plan original de Seldon, en gardant en tête qu’il ne faut pas en dévier Versus les gens qui habitent désormais réellement sur la planète et qui n’ont pas ce but long terme dans la tête, mais tous les dangers court-terme et les moyens de subsistance qu’il faut mettre en place. Cette problématique de la vision politique et active (grand dessein contre nécessité de s’adapter aux difficultés immédiates) est soulevée pour être regrettablement entérinée. Qu’Asimov ait fait de ces « universitaires » des êtres à ce point coupés de la réalité pratique et tactique est un peu dommage dans le fond, bien que la critique soit aussi bienvenue (d’autant plus si l’on tient compte de son statut de professeur) …

Il y a quelques années, j’ai lu l’excellente Histoire du capitalisme  1500-2010, de Michel Beaud. Eh bien, avec les différents chapitres de l’évolution de la Fondation, j’ai eu l’impression d’en lire l’application, ce qui devient limpide dans le chapitre consacré à l’idéologie marchande. Ça sent bien fort le communisme, quand on déchiffre tout le discours autour de cette religion créée de toutes pièces afin de conserver les intérêts économiques, politiques et sociaux d’une seule nation. L’expansion de la croyance pour garantir la pérennité d’une petite partie de la population.

Asimov - Comme ça c'est dit

En tous les cas, il y a toujours un bien moindre mal, et on part du principe que la vérité n’appartient pas à la masse, sauf quand cela sert les intérêts de plus grands desseins. Mais l’idée mérite sa petite application : et s’il y a avait eu un projet mûrement réfléchi, de monde meilleur, de possibilité d’arriver à un monde amélioré, tout en traversant ce que le livre appelle des « crises » (des ères où les erreurs sont commises et admises, puisqu’elles font partie de l’équation globale et dépassées)… est-ce que le monde aurait été améliorable par ce biais ? C’est un raisonnement plein de défauts que tient Asimov, même dans ses meilleures parties, mais qui vaut vraiment la peine d’être exploré, pour faire avancer la recherche. Un livre très riche, qui fait réfléchir à foison et que l’on ne peut que conseiller.

Horrifique enfantine

J’ai un peu hésité, avant de reprendre la routine du mardi matin et du billet ponctuel. Et puis j’ai réalisé que le Bingo m’avait permis une vraie respiration, au cours de ce week-end anxiogène, face aux images et aux pensées sombres. Lire, malgré une concentration parfois difficile, a été primordial, pour garder la tête un peu fraîche. Aussi je n’hésite plus et je me permets de vous parler de Coraline, de Neil Gaiman.

Coraline - Neil Gaiman

La petite Coraline et ses parents viennent d’emménager dans un nouvel appartement. Oui mais voilà, les parents de Coraline ont du travail et manquent de temps pour s’occuper d’elle. Aux autres étages, elle se distrait à l’aide de deux vieilles voisines, actrices défraichies revivant leurs exploits d’antan, et d’un vieux monsieur vivant au grenier avec ses rats. Et puis ce n’est pas tout : il y a cette drôle de porte dans le salon, qui donne sur un mur de briques rouges. La mère de Coraline lui explique qu’il n’y a rien derrière cette porte condamnée, rien d’autre qu’un autre appartement ressemblant exactement au leur. Un après-midi d’ennui, Coraline ouvre la porte et découvre un couloir tout noir, au bout duquel se trouve… un autre appartement tout comme le sien. Sauf qu’un peu différent : dans ce monde parallèle, son autre mère est un peu plus pâle, un peu plus grande, ses doigts sont longilignes et courbés et ses yeux sont des boutons. Mais cette mère-là n’essaye pas de l’envoyer balader : oh non, cette mère-là veut la garder pour elle… et pour l’éternité !

Plus très habituée à lire des œuvres adressées à des enfants/ados, j’ai cru que le style parfois un peu explicatif serait un frein à l’enthousiasme que j’allais éprouver à la lecture de ce prix Hugo. Il s’avère rapidement n’en être rien : bien que le style reste de toute évidence ciblé vers un public plus jeune, l’histoire tourne rapidement à l’horrifique. Cette autre mère qui se voudrait rassurante est en fait repoussante au possible : elle se gave de cafards qu’elle décortique et croque onctueusement (irk). Coraline, qui finit par se faire enfermer « de l’autre côté », se fait poursuivre par des rats, attraper la jambe tandis qu’elle tente de s’échapper par la trappe d’une cave, prendre au piège derrière un miroir… On frissonne et on serre les dents !

Coraline

Le personnage de Coraline est un personnage de petite fille forte : son caractère téméraire ne se laisse pas débouter et convaincre trop vite, toute fringante qu’elle est dans son imperméable bleu (dans le livre) et ses bottes jaunes. Un modèle d’enfant libre et anti-conformiste, qui déclare à sa mère qu’elle n’aspire qu’à des vêtements qui la feront sortir du lot à l’école (clap clap clap). Si elle est tentée quelques secondes de croire aux mensonges du clone de sa mère, qui sont aussi la projection de ses propres peurs et cauchemars (« tes parents seront plus heureux sans toi », « au fond ils ne t’aiment pas », etc.), c’est pour mieux se reprendre très vite et faire battre en retraite ces propos insidieux, en raisonnant dans son (jeune) for intérieur. Coraline apprend à ne compter que sur elle-même, et c’est elle qui sera l’instrument de la libération de ses parents. Elle fait montre d’une témérité et d’une intelligence exemplaires pour les jeunes lecteurs : bravez l’obscurité, petits, car on en ressort que plus grands.

Petite folle de Merricat

Je m’appelle Mary Katherine Blackwood. J’ai dix-huit ans, et je vis avec ma sœur, Constance. J’ai souvent pensé qu’avec un peu de chance, j’aurais pu naître loup-garou, car à ma main droite comme à la gauche, l’index est aussi long que le majeur, mais j’ai dû me contenter de ce que j’avais. Je n’aime pas me laver, je n’aime pas les chiens, et je n’aime pas le bruit. J’aime bien ma sœur Constance, et Richard Plantegenêt, et l’amanite phalloïde, le champignon qu’on appelle le calice de la mort. Tous les autres membres de ma famille sont décédés.

Bienvenue dans l’esprit un peu dérangé de Mary Katherine, qui vit en compagnie de sa sœur bien-aimée, Constance, et de son oncle infirme, Julian, dans cette grande demeure familiale de style gothique, désertée depuis une cène tragique où tous les membres de la famille furent empoisonnés à l’arsenic… à l’exception d’eux-trois. Difficile d’en dire plus sans divulgâcher immédiatement, et le suspense excellemment ménagé par l’auteure fait une grande partie du charme de ce petit livre, à l’issue surprenante.

Cela faisait un bail que je me disais que ce petit classique devrait en jour me passer entre les mains. Mais il a fallu un passage du livre de Joyce Carol Oates, mentionnant quelques détails glauques de la vie de l’auteure pour aiguiser définitivement ma curiosité. En exclusivité, un extrait de J’ai réussi à rester en vie :

Je pense à Shirley Jackson – écrivain brillant, « féministe » glaçante et drôle à une époque – les années cinquante – où le « féminisme » ne s’était pas encore imposé comme une façon nouvelle et révolutionnaire pour les femmes de se penser, et qui finit sa vie atteinte d’agoraphobie aiguë, incapable de quitter la chambre à coucher sordide de sa maison de North Bennington dans le Vermont.

Shirley n’avait pas perdu son mari au sens propre du terme – mais Stanley Edgar Hyman la trompait ouvertement, souvent avec ses étudiantes de Bennington, en adoration.

La plus hideuse des morts – obésité maladive, dépendance aux amphétamines, alcoolisme. Pendant des mois, Shirley Jackson s’est terrée dans sa chambre à coucher sordide – avec la complicité de Hyman ? – mais il ne se souciait sans doute plus d’elle à ce moment-là – et on avait fini par la trouver morte, d’un arrêt du cœur, à l’âge de quarante-neuf ans.

Shirley Jackson : agoraphobe, droguée, trompée, obèse, paranoïaque, retrouvée morte chez elle ? Count me in.

Shirley Jackson, dans les années 40. Ça avait l'air encore d'aller !

L’horreur est ici psychologique. L’atmosphère est suintante, il fait bon de toujours rester sur ses gardes. À la suite de cet incident, il semble que les survivants de la famille Blackwood se soient isolés du reste du monde. La vie pour Mary Katherine se limite aux trois dimensions de sa sœur chérie et celles de son chat, Jonas. Le reste de l’humanité ne vaut rien. Et ceux qui méritent le plus d’être torturés et de finir leur souffreteuse existence dans les plus terribles souffrances ? Ce sont les villageois, ces maudites engeances qui la regardent passer et se rient d’elle, lorsqu’elle s’aventure une fois la semaine en dehors du Château ; car les deux sœurs ne peuvent pas vivre en complète autarcie alimentaire.

Mais que s’est-il véritablement passé ? Vont-elles pouvoir continuer à vivre en dehors du monde ? Quel nouveau tourment mental va bien pouvoir inventer Mary Katherine ? Pourquoi a-t-on le sentiment que quelqu’un – n’importe qui – peut péter un plomb d’un instant à l’autre et dézinguer tout ce qui se trouve autour ? Si Constance a dix ans de plus que Mary Katherine, son extrême fragilité, sa volonté de rester enfermée dans la cuisine, à mitonner des petits plats pour ses deux locataires, en font une silhouette aux semblants flous et évanescents. Elle ne s’aventure dans le jardin que pour exploiter la terre afin de faire des conserves (et leur permettre de subsister), tandis que sa sœur, dans une logique inverse, balise son territoire en enterrant des objets dans le sol. Toutes sortes d’objets.

Comment les légendes naissent et fleurissent, et notamment les histoires que l’on se raconte sur les maisons hantées. Car les filles, barricadées dans leur maison, finissent par revêtir le contour diaphane des fantômes : on ne les voit jamais, toujours terrées dans leur cuisine en soubassement, à épier par les petits trous de lumière, percés dans le carton les imperméabilisant de la présence des autres. On leur laisse leur nourriture sur le pas de la porte avec quelques paroles ou prières d’excuse, comme on donne à manger aux divinités ou aux esprits, pour ne pas les enrager, les calmer et les garder de bon augure.

Un bijou d’ébène que j’ai dévoré. L’humour est aussi noir que la suie encombrant leur grosse cheminée, le suspense est au rendez-vous, la fin est à la hauteur des attentes un peu incertaines que l’on a à mesure que la lecture avance. Le personnage de Mary Katherine, la narratrice, est une pièce maîtresse : comme le dit Oates dans son analyse du livre, Mary Katherine est un personnage hypnotique, perturbant, rapportant ses actes sans jamais les justifier. Je recommande très chaudement cette histoire simili-horrifique et surréaliste, d’une auteure majeure (et pourtant peu connue dans nos contrées), qui a, entre autres, inspiré Neil Gaiman, ou encore Robert Wise, qui a adapté l’un de ses livres au cinéma (La Maison du Diable).

Dessous la veuve

« Parmi les innombrables derniers devoirs de la veuve, il n’en est qu’un qui importe vraiment : le jour du premier anniversaire de la mort de son mari, la veuve devrait se dire J’ai réussi à rester en vie. »

Tout le monde connait Joyce Carol Oates, l’auteure ayant publié plus de cent vingt livres, une soixantaine de romans, plus de quatre-cent nouvelles, une bonne dizaine d’essais, huit livres de poésie et plus de trente pièces de théâtre. Véritable Wonder Woman de la littérature américaine, elle est clairement l’une des auteurs les plus prolifiques des XXe et XXIe siècles. Comment a-t-elle réussi un tel exploit ? N’a-t-il donc pas vécu, ce petit bout de femme de moins d’1m60, en dehors de l’écriture et de la rature compulsives ?

J'ai réussi à rester en vie - Joyce Carol Oates

Il n’en fallait pas plus que le soudain décès, d’un mari chéri et adoré, pour se permettre une incursion inattendue et totale dans la simple existence de cette femme dévouée. Car non seulement Joyce Carol Oates a vécu, en dehors de son écriture et son activité d’écrivaine, mais cette catastrophe est l’occasion de s’apercevoir qu’elle n’a vécu qu’en dehors de son écriture. Ceux qui ne vivent que pour et dans leur art mentent, affirme-t-elle, ou bien ce sont des gens bien seuls : car c’est le reste, c’est-à-dire les vivants, qui donnent à la vie toute sa valeur.

Si on ne l’avait pas compris, voilà ce qu’était véritablement Oates : une épouse. Non une fonction, mais sa nature, à proprement parler. Et puisque l’époux décède, la valeur de sa nature opère un glissement d’épouse à veuve : voilà donc ce que sera dorénavant Oates, la Veuve.

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Raymond « Ray » Smith et Joyce Carol Oates se sont mariés en 1961, quelques mois après leur rencontre à l’Université de Wisconsin. Il était alors en thèse de littérature, elle terminait son master. Ensemble, ils ont traversé les années 60, 70, 80, 90, ont enseigné du Texas à l’Ontario, en passant par Detroit, avant que la mort de Ray les sépare en février 2008 : une simple pneumonie, traitée à l’hôpital de l’Université de Princeton – où enseigne Oates depuis 30 ans – une pneumonie prenant une mauvaise tournure quand ce jeune homme de 74 ans attrape un staphylocoque, quelques jours à peine après être avoir été admis. Tout d’abord morte d’inquiétude et de solitude, Oates se rassure en voyant l’état de son mari un peu s’améliorer. Le cinquième jour pourtant, un coup de téléphone la réveille en pleine nuit : il faut qu’elle vienne à l’hôpital, vite, très vite. Sur place, après s’être garée comme une sagouine, elle trouve les appareils silencieux, son mari débranché, la chambre déserte. L’infirmière de garde est bien désolée, mais rien n’a pu être fait. Après quelques errances, Oates déboussolée s’extrait de l’établissement, les quelques affaires de son mari débordant dans ses bras.

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Le récit de la mort de son mari occupe les 150 premières pages, cinq jours contés dans le plus menu détail ; les 150 pages suivantes reviennent sur la première semaine qui a suivi (le pavé en compte plus de 500…). Oates gratte compulsivement toutes ses pensées, réflexions, actions les plus obsessionnelles. Elle recopie sa correspondance électronique, pour donner à voir dans quel état malade est sa psyché. Dans ce témoignage émotionnel, mais aussi pratique, logistique, elle fait appel à sa mémoire pour connecter des événements et des ressentis, elle effectue des parallèles avec la littérature, et fait des allers-retours constants vers les mêmes pensées : suicide, antidépresseurs, solitude et incompréhension de sa situation. Le livre s’apparente au journal d’une veuve, ce qui apparaît dans le titre original du livre, A Widow’s Story, publié par les presses de l’Ontario Review, revue et presses qu’avaient créées Joyce et Raymond Smith en 1974.

Le témoignage est très focalisé sur l’état mental et physique de la Veuve, Joyce Smith – et non Oates, qui est sa persona publique, complètement refoulée quand elle passe le pas de la porte : son désœuvrement est complet en l’absence de son mari, désœuvrement qui touche vite les aspects financier et manuel. La narratrice – qui est à la fois Smith et Oates – rapporte comment sa dissociation des personnalités lui permet une respiration, comment son activité de professeure lui offre une fenêtre de distraction vitale. L’épouse n’est pas l’auteure, Joyce Smith n’est pas Joyce Carol Oates, qu’elle décrit comme un costume à enfiler. Ray n’avait jamais lu l’un de ses livres, pas un seul, (malgré qu’il ait été un éditeur de renom) et leur vie en avait été ainsi complètement dissociée. Son mari ne connaissait pas Joyce Carol Oates. Ce fait – pas tout à fait anodin – est source de multiples reproches pour la veuve, qui pleure également le fait de ne pas avoir assez connu son mari, discret et peu affable.

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En somme, un manuel branlant de survie à l’égard de la veuve et le récit comme force contraignante pour réussir à se souvenir sans périr. L’écriture est une activité mais aussi un exutoire, dans ce journal où l’écrivaine s’exprime et rapporte comme elle ne le pourrait pas de vive voix, dans son nouvel état d’agoraphobe et de vocaphobe (elle laisse le téléphone sonner pendant des mois, incapable de faire sortir le son de sa voix une fois le combiné en main).

Un livre qui trainait sur mes étagères depuis 2012 et que je suis tout de même bien contente d’avoir lu, malgré quelques longueurs et une structure parfois confuse : Joyce Carol Oates a 70 ans en 2008, lorsque Raymond Smith passe l’arme à gauche.

Un siècle de contraste

Par un beau matin printanier de 2013, on me propose de me joindre à la conférence de presse de Colum McCann, pour la sortie de Transatlantic chez Belfond. Je n’ai jamais entendu parler du gonze, qui semble provoquer une réaction chimique hormonale chez tous ceux mentionnant son nom, mais je suis toujours partante pour un correc’ casse-routine. Entre le jus d’orange et les croissants, je découvre un débonnaire irlandais, bel homme à la peau rose et à la bonne humeur débordante, dont l’humour et la facilité à parler et raconter tiennent son auditoire de libraires conquis en émoi. Il n’est pourtant plus question de lui les deux années suivantes, le sourire de cet Irlandais émigré aux États-Unis volatilisé de ma mémoire, jusqu’à sa résurgence par un soir feutré de 2015, par le biais des Saisons de la nuit, élaboration partie de This Side of Brightness.

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Dans Les saisons de la nuit, McCann fait le portrait des ouvriers du progrès, œuvrant aux édifices de la nation. Tandis que Nathan premier du nom fait sa vie dans les souterrains, à participer à la construction du métro new-yorkais dans les années 1910 et les années 1920, son petit-fils, lui, s’attelle aux chantiers des gratte-ciel dans les années 1980. Tous les deux ont trouvé un sens existentiel dans ces travaux : Clarence Nathan est en constant équilibre, en besoin de symétrie, un Icare dans son désir de tester la pesanteur et vivre dans les hauteurs, alors que Nathan son grand-père a commencé sous la terre, enfermé mais libéré de la surface et de ses préjugés. À travers eux, l’histoire de « l’élévation » des noirs au XXe siècle au statut qui leur est du. Au milieu d’eux coule une rivière, celle de Clarence – simultanément un fils et un père – ouvrier sur terre.

Dans l’Amérique de la ségrégation, les tunnels sont un refuge pour Nathan qui y est invisible ; tandis que Clarence Nathan échappe également à ces lois raciales quand il est en hauteur, au plus près de la spiritualité, échappant au regard de la terre. Les descriptions du travail du garçon rappellent la célèbre photo de Charles Clyde Ebbets, « Lunch atop a Skyscraper », avec les travailleurs déjeunant sur la poutrelle. C’est toute la modernité d’un siècle qui s’érige physiquement au travers de ces histoires.

Mais le petit-fils finit là où le grand-père a commencé : il y a régression, initiée par son père Clarence, qui avait pourtant obtenu un A en sciences, laissant présager que l’élévation sociale via l’exercice de la raison et de la patience est un possible ; mais le meurtre d’Eleanor O’Leary, sa mère irlandaise mariée à Nathan, remet tout en question, déclenche une sauvagerie qui n’avait pas encore vu le jour dans le cœur du sage Clarence. La violence des rapports sociaux reprend le dessus, et il assassine un policier, empêchant toute possibilité d’élévation immédiate. Les possibilités sont remises entre les mains de la génération suivante. Hélas, il y a également dégénérescence chez la troisième génération, celle de Clarence Nathan – surnommé Treefrog – qui commet une transgression à son tour. Le progrès est ralenti si l’on perd le contact avec le père ou la mère : c’est la généalogie qui doit être gardienne de cette évolution, le récipient de la mémoire évolutive ; sans elle, tout s’écroule. La neige et le froid sont une constance tout au long du livre, comme pour figurer cette histoire en noir et blanc, le contraste entre les tunnels et l’extérieur éternellement enneigé. Les noirs sont terrés, enterrés et ont peur de la surface en même temps qu’ils la recherchent, pour grappiller un peu de lumière et trouver de quoi subsister.

La vivacité et le dynamisme de Colum McCann se retrouvent dans son écriture. Il faut continuer d’avancer, la vie est une suite d’épisodes qu’il faut mettre les uns à la suite des autres. L’écriture est du présent, le temps de l’immédiateté, de l’action ; pas de recul, pas de nostalgie, pas de passé et pas de futur. C’est l’écriture de l’existence, de ce qui prend vie dans la phrase. Une lecture qui se dévore et fait naitre tout un tas de réflexion.

Autant en emporte le vent d’État

V_for_vendetta

Il me semble avoir vu des bribes du film en 2008, dans l’avion qui m’emmenait au Canada – la vague impression de me rappeler Nathalie Portman au crâne chauve et en combinaison ocre – mais à part cela, je n’avais vraiment aucune idée de l’histoire qui se profilait derrière ces masques Anonymous, que l’on a pu voir fleurir lors des mouvements populaires Occupied, ou lors des hackings sur Internet. Résumons donc l’histoire de V. en quelques mots : à la fin des années 90, dans une société dystopique et annihilée, le pouvoir est entre les mains d’un illuminé, le Leader, lui-même à la botte d’un pouvoir plus grand ; une force conceptuelle, jamais clairement définie. Assis devant ses écrans jour et nuit, il voue un culte à Fate, le destin. Pendant ce temps-là, dans la rue, une pauvre orpheline tente d’aguicher le chaland pour la première fois : alors qu’elle est sur le point de se faire violer, elle est sauvée de justesse par un mystérieux homme à cape, à chapeau, à perruque et à masque. Ce dernier se fait appeler V. et la prend sous sa protection, dans les souterrains de son étrange repaire d’insoumis. Par le biais d’étranges envolées lyriques (Shakespeariennes) et de propos cryptiques, on comprend que V. veut faire tomber le système et réveiller l’anarchie…

Difficile de résumer les livres d’Alan Moore, qui sont bavards, complexes, référencés, et où les intrigues s’entremêlent, pour finir par converger les unes avec les autres (… ou pas). Scénariste assez génial de bande dessinée, Alan Moore écrit donc des scripts qui seront mis en images par des dessinateurs, d’horizons variés (mais toujours américains, il me semble). Cette fois, c’est un dessinateur de comics, David Lloyd qui prend la relève : si le style m’a rebutée les toutes premières pages, j’ai fini par complètement oublier mes réticences au genre, tant le texte était prenant, voire hypnotique. C’est donc une semi-victoire contre les préjugés ! Semi-victoire seulement, car hélas aux trois quarts du bouquin, le style graphique m’a épuisée. Certaines pages dessinées un peu trop vite me demandaient un effort de concentration, le graphisme des personnages, par moments pas très poussé niveau morphologie, m’a égarée (C’est qui lui déjà ? Mais… elle était pas blonde cette brune il y a quelques chapitres ?) et certaines planches sont bien trop sombres, rendant les détails difficilement discernables…

Le récit en lui-même est prenant, et le personnage d’Evey, cette demoiselle en détresse, nunuche toute la première partie du livre, qui finit par avoir un éveil de conscience sociale et politique, a été une agréable surprise. Mais le flot de paroles est tour à tour passionnant ou barbant, et le livre m’a échappé des mains vers la fin (il y a quelques épisodes dont on aurait pu se passer, ce qui fait perdre de l’intérêt à l’histoire principale). Une lecture qui m’a donné envie de fouiller un peu plus dans les rayons de bande dessinée à la lettre M, mais pas forcément de poursuivre dans le genre du comic (… although never say never).

Grande heure, petites cadences

J’ai lu Ethan Frome il y a presque une décennie et n’en garde qu’un souvenir très vague en terme d’écriture : seul le déroulement tragique reste gravé dans ma mémoire, peut-être parce que cette histoire courte fait maintenant partie du panthéon américain. Et de fait, Wharton est une écrivaine de renom, ayant durablement marqué le XXe siècle. Parmi toutes ses œuvres qui prennent la poussière sur mes étagères, j’ai donc décidé de me tourner vers Chez les heureux du monde (The House of Mirth, en vo), dont l’intrigue faisait vaguement écho à un scabreux Zola (oui, L’Assommoir, c’est à toi que je m’adresse).

The House of Mirth (Scorcese)

En quelques mots : Lili Bart, orpheline de son état, provenant d’une famille respectable ayant fait faillite (avant que les deux géniteurs meurent de maladie et de honte d’être devenus des nécessiteux), décide de prendre son destin en mains et se fait une place dans la société. Mais son goût de l’argent, du confort et, surtout, son extrême vanité, trompent son jugement et l’entraînent de situations un peu inconvenantes en situations très inconvenantes. Le tout sans qu’elle ne s’en aperçoive, car Lili a le don de se persuader elle-même du bien-fondé de ses actes. Hélas, la société la juge, ses amis l’abandonnent petit à petit ; elle est progressivement réduite à un état de pauvreté qui ne pourra avoir d’autre dénouement que tragique.

The House of Mirth Wharton

Un pavé qui m’a laissée mitigée : Edith Wharton est extrêmement douée pour aligner des pages et des pages d’incursion dans la psychologie de ses personnages. Leurs réflexions et inflexions sont parfaitement bien retranscrites, développées et analysées, particulièrement le tempérament tourmenté et accommodant de l’héroïne. Mais bien qu’il se lise très aisément, il y a aussi eu des longueurs (notamment dans les réflexions qui se sont répétées et trop étalées sur l’action) : beaucoup d’atermoiements m’ont fait songer que le roman avait peut-être paru sous la forme du feuilleton et que l’action s’en trouvait distendue à cette fin. Même impression que m’avait fait l’une de ses contemporaines européennes, Elisabeth Gaskell, à la lecture de Nord et Sud, un parallèle peut-être porté par les couvertures jumelles (N&S a été rhabillé depuis, bien vu Points). Le tableau des mœurs changeantes est néanmoins très bien dressé, en cette fin de siècle approchante et cette New York moins aux prises des traditions poussiéreuses que la vieille Europe, qui continue pourtant d’exercer un attrait irrésistible sur ces Américains en manque de racines (… pourvu que Brad soit très occupé par la matérialisation) : Edith, je ne t’abandonne donc pas, et malgré un sentiment partagé, je réitérerai l’essai.

Chez les heureux du monde

Chez les heureux du monde, d’Edith Wharton, se passe à New-York (et sur la côte) au XIXe siècle. Publié pour la première fois en 1905 (ne vous fiez pas à la fiche française Wikipipodia, l’action se déroule dans les années 1890). Édition du Livre de poche.

Olivia Rosenthal à la verticale

La collection « Entretiens » a pour vocation d’explorer les relations que peut entretenir un écrivain avec les divers partenaires de la chaîne du livre. Il s’agit d’une collection des Presses universitaires de Paris 10 (quand Paris 10 n’était pas encore Paris-Ouest La Défense…), plus précisément initiées par le Pôle métiers du livre, sous la direction de Marie-Odile André (Maître de Conférence) et Isabelle Autran (responsable des Presses). Chaque livre de la collection est conçu et réalisé par des étudiants du pôle en édition.

Olivia Rosenthal parle des éditions Verticales

Salut Vaness' !

Olivia Rosenthal est une figure contemporaine de la littérature française, écrivaine expérimentale à projets, ayant publié principalement chez Verticales. Parmi ses œuvres phare, on compte : Les Fantaisies spéculatives de J. H. le sémite, On n’est pas là pour disparaître (prix Wepler), Que font les rennes après Noël ? (Prix Alexandre-Vialatte 2011, Prix du Livre Inter 2011, Prix Ève Delacroix 2011), Ils ne sont pour rien dans mes larmes, Les félins m’aiment bien…

Son écriture s’apparente à une fictionnalisation du réel : après recherches analytiques (presque scientifiques) sur un terrain donné (la boucherie, la prison, le monde ouvrier…), elle remet en scène les données, en créant des situations fictionnelles, dans lesquelles elle insère beaucoup du monde, un peu d’elle-même. J’ai lu Que font les rennes après Noël ?, qui est constitué de deux à trois narrations imbriquées les unes dans les autres, où l’on observe l’évolution biologique et sociale d’une petite fille dans son milieu naturel, mise en parallèle avec la vie d’animaux divers, le travail d’un boucher, et des passages analysés du film La Féline (hello Jacques Tourneur). C’est un livre qui m’avait fascinée, après m’être doucement acclimatée au style expérimental, offrant au lecteur s’accrochant aux débuts un poil obscurs, le déploiement d’un être et de sa sexualité « hors-normes biologiques ».

Petite digression pour en venir au rapport d’Olivia Rosenthal avec les éditions Verticales. Somme toute, il faut déjà remarquer qu’Olivia se place souvent en retrait et prend un peu les questions à revers (questions parfois un peu consensuelles). Au cours de cet entretien, on y apprend que des éditeurs rejetant son manuscrit lui ont fait la leçon sur ce qu’est ou n’est pas un roman, qu’elle ne demande jamais son livre en librairie, ou bien encore qu’elle ne relit jamais ses livres une fois parus. Avant sa première publication acceptée, elle reçoit même un coup de fil de Jérôme Lindon refusant de faire paraître son manuscrit, mais désirant savoir qui elle est : au téléphone, figée, Olivia acquiesce en balbutiant, au lieu de défendre son œuvre, et s’en mord profondément les phalanges par la suite…

Un moment assez plaisant de la lecture est le récit de sa rencontre avec Bernard Wallet (un porche, sous la pluie), fondateur des éditions Verticales (instant Gala éditions de ce post : c’est également le partenaire de Lydie Salvayre, devenu aveugle, donnant lieu à sa publication BW, au Seuil en 2009) et la reprise du travail par Yves Pagès, après que Bernard W. tombe malade.

Olivia Rosenthal

Rosenthal laisse tomber le voile de la communauté unie d’écrivains sous une même bannière éditoriale : de fait, elle raconte que la seule tentative de se faire rencontrer les auteurs Verticales a été une vraie catastrophe. « On pourrait dire en fait que Verticales, c’est l’addition de singularités qui sont toutes moins solubles les unes que les autres dans l’eau (ou dans l’alcool). » D’ailleurs, Olivia, elle ne lit pas les autres auteurs, elle a un peu autre chose à faire (écrire, pour commencer).

Entre autres étapes de ce petit voyage, le rachat de Verticales par Gallimard (Olivia est optimiste, même si la transition a pu être un cauchemar pour les auteurs également engagés chez d’autres éditeurs) : elle tient d’ailleurs un discours désengagé sur les luttes éditoriales, discours qui se tient de son point de vue d’artiste, strictement engagée dans sa pratique. Discours facilement critiquable, car si l’on ne lutte que ce qui nous concerne directement à un instant T, alors les Luttes n’ont que très peu de chances d’aboutir à des issues heureuses… Mais soit, Olivia considère qu’il n’est pas de son fait de s’inquiéter de toutes ces contingences financières (et autres) liées aux pratiques de concentration éditoriale, c’est bien là son droit.

Du reste, on sent que Rosenthal est en retrait par rapport à tout ce qui se passe au-delà de l’écriture : elle laisse la maison gérer entièrement la partie promotion, dans laquelle elle considère ne pas avoir à s’immiscer, ou même interférer. Chacun son champ d’expertise, le sien est la création. Il en est de même pour la couverture de ses livres, ou encore dans ses rapports avec son éditeur, teintés de distance et de respect (ils se vouvoient, alors que tout le monde se tutoie chez Verticales). Il n’exige pas de compte sur sa productivité, de même qu’elle ne demande de compte sur leur activité. Tout le monde a sa place dans la chaîne du livre, et tout le monde s’y tient pour Olivia Rosenthal.

Un livre intéressant pour les lecteurs de Rosenthal il me semble, un peu moins pour les curieux de l’édition: on y trouve des détails intéressants, mais l’auteure n’est clairement ni une mondaine, ni quelqu’un d’investi dans la périphérie de l’écriture, et garde un rapport singulier et épars à ce qui se passe au-delà du point final de ses manuscrits.

La bouche en coin

Certains s’en souviennent peut-être, mais j’ai lu Le Boucher il y a un bail de cela (littéralement), janvier si ma mémoire ne me fait pas défaut, alors qu’il fallait préparer une certaine exposition bordelaise éloquemment intitulée « Zones érogènes »… C’est un libraire de Gibert Jeune qui l’avait dans son « stock personnel », qui après avoir écouté attentivement l’objet de ma requête (« Des livres érotiques, ou pornographiques, classiques ou ayant fait date, etc., pour une exposition… »), a sorti tout un tas d’ouvrages appropriés, et sous mon regard surpris, les a commentés en connaisseur.

Le Boucher avait la particularité d’avoir été gardé pour sa propre lecture, et m’être livré en offrande : ce petit livre devait absolument avoir sa place dans une exposition érotique. Quand je remarque que le prix a raflé le prix Pierre Louÿs, la transition que sa lecture m’offre avec La Femme et le pantin, ouvrage de Pierre Louÿs que je viens tout juste d’achever, je suis décidée.

Alina Reyes a écrit sur le tard, en jeunette un peu rebelle ayant renoncé à passer son bac, réapparue sur les bancs de l’université par la suite, pour en ressortir avec un diplôme de journalisme. L’histoire de la publication du Boucher est assez singulière : Alina Reyes voit un appel à participation pour un concours de littérature érotique. Wikipédia rapporte qu’elle écrit alors en une semaine le manuscrit des « Roses étaient encore très belles », qui deviendra, après qu’elle rafle le prix Pierre Louÿs, d’abord un livre-audio, lu par elle-même, puis un livre papier sorti au Seuil en 1988 sous le titre Le Boucher. Par la suite, c’est un destin de best-seller qui l’attend, traduit dans plus de 25 langues.

Trêve de blablas. Elle est jeune, c’est l’été, elle est étudiante et a besoin de sous. Travailler à la caisse d’une boucherie semble une bonne idée pour se renflouer. Le soir ou le week-end, elle rejoint son frère et ses amis, dont Daniel est un peu le centre de ses pensées secrètes. Mais cette petite étudiante un peu timorée va faire l’apprentissage ce qu’est véritablement l’appétence…

Qu’est-ce qu’Alina Reyes fait de la chair ? Un objet de désir oeuvrant indépendamment de la psyché, un but en soi. Une quête de sensations. Le désir est captable depuis de multiples sources, c’est une toile qui se tisse – plus c’est long, plus c’est solide. Et plus la corde est solide, plus la chute est rude et longue lorsqu’elle rompt.

Le boucher instaure un climat de tension sexuelle. D’abord, presque rien, des paroles grivoises, déplacées, captées avec une certaine indifférence, sans débordement intérieur, sans aucun ébranlement. Son comportement aguicheur offre un spectacle bedonnant et libidineux, duquel l’étudiante se tient tout d’abord à l’écart.

Parallèlement, cette étudiante en beaux-arts s’amourache de Daniel, ce jeune adulte attirant, qui la rend introvertie, elle pourtant si volubile dans l’intimité. C’est l’ami de son frère, une porte d’entrée sur le désir immature, qui ne peut constituer qu’une vitrine érotique. Dans l’échange plat et convenu, le corps s’endort, tandis que lorsque la petite étudiante cède aux avances du boucher, c’est la terreur du corps qui s’apprivoise pour se libérer.

C’est un livre très symbolique, poétique dans sa crudité. Le fait que la protagoniste travaille et malaxe la matière (elle fait de la sculpture), qu’elle touche dans un but esthétique, fait un parallèle très parlant lorsqu’il s’agit de travailler une autre sorte de chair. De son côté, le fameux boucher n’offre pas un spectacle ragoutant au premier abord : il est gras, et il est gros. Ses mains sont épaisses, froides, laides, lorsqu’il les passe sous les jupes de clientes ou de la bouchère, qu’il les entraîne dans la chambre froide pour ébranler les stocks. Mais le désir est au-dessus de ces contingences esthétiques bon chic bon genre. Alina Reyes décrit l’apprentissage d’un désir qui n’a rien à voir avec la tête. L’antithèse est précisément là où le désir va se déployer et se découvrir.

C’est un boucher qui n’en fait qu’une bouchée, celui qui manipule la chair, le corps dans sa crudité. En bonus, quelques scènes SM au détour de cet apprentissage bien sauvage.

Pour celles et ceux intéressés par la profession éponyme, mieux vaut certainement se référer au livre de Joy Sorman, Comme une bête.

Illegitimately hit

Je lis Annie Ernaux, donc je lis Valérie Trierweiler ?

Nous sommes en mai 2015, près de huit mois suivant ma dernière chronique jetée à l’amer. Un silence amené par quelques trépidations professionnelles, passant le griffonnage après l’happe-âge. Et par quoi, ce grand retour, sera-t-il orchestré ? Le nouveau Éric Chevillard ? La troisième essai de Maria Pourchet ? L’engouffrement de Bartleby ? Non mes aimis, je vous le donne en meule : la lecture de la meilleure vente 2014 qui a fait stagner tant d’encre depuis presque un an.

Pour bien saisir cette sortie inhabituelle de ma zone de confort, il faut prendre en compte la caution déterminante de la quatrième de couverture de l’édition poche, aperçue dans un kiosque de la gare Saint Lazare, hier, en déclin d’après-midi :

C’est le livre d’une femme libre qui refuse de se plier au silence qu’on exige des compagnes des hommes politiques, alors que ces derniers exposent sans vergogne leur vie privée. C’est la prise de parole d’une femme à qui on a toujours fait sentir qu’elle était illégitime dans sa place et qui a été littéralement répudiée.

Annie Ernaux, entretien dans Elle

Quiconque me connait un peu sait, malgré sa flagrante absence des lignes de ce blorgue, qu’Annie Ernaux est l’un de mes grands plaisirs de lecture, depuis La Honte et L’événement. Annie Ernaux, par le récit de sa vie, de son milieu social, de son ascension d’une strate à une autre, de la constante revisite de ses souvenirs, de sa famille, vise à créer une socio-autobiographie. Rendre compte d’un milieu, d’un malaise, par une écriture « plate », qui se détache de toutes les fioritures d’écrivain, pour viser au plus vrai. Annie Ernaux, c’est l’écriture de la honte sociale, comment une petite fille de milieu très modeste passe l’agrégation, finit professeur et épouse un homme d’un milieu bourgeois, sans jamais ne pouvoir se départir de son origine sociale. C’est les limites de la transgression, la hantise des racines – non dans le sens horrifique, mais dans celui d’occupation quasi-définitive, jusqu’à ce qu’on puisse s’en départir par la psychanalyse, ou l’écriture. C’est une femme qui a dévoilé son journal intime, lorsqu’on l’a accusée d’avoir menti dans l’un de ses livres. L’intime est au-dehors, il est au secours d’autre chose que l’avancement de soi, la gloire, le narcissisme. Il est une nécessité naïve pour combattre le cynisme, une vérité qui doit s’extraire de la sphère privée pour contribuer au balancement de la vérité publique, telle que voulue par les communicants, les historiens, les censeurs.

Annie Ernaux et Valérie Trierweiler partagent cette candeur de la parole, qu’elles ramènent toutes deux à leur milieu social : on parle vrai en bas, on ne déguise pas, on est spontané. Car dans Merci pour ce moment, outre l’histoire d’amour et de souffrance que raconte la principale concernée, il y a aussi une réhabilitation sociale, que l’espace public a tenté de lui retirer : originaire d’un milieu modeste (son père, invalide de guerre, touche une petite indemnité ; sa mère, au chômage, prend à sa charge complète ses quatre enfants), Valérie Trierweiler raconte, que loin de l’image dorée qu’on a souhaité lui donner (à des fins destructrices, c’est-à-dire pour entériner une femme et journaliste politique, en véhiculant une image dévastatrice), elle s’est entièrement construire par ses propres moyens – fortement limités – quittant sa campagne à 17 ans, pour monter à la capitale et faire des études de communication. Partant du bas de l’échelle, elle décroche petit boulot après petit boulot, et noue au fil des décennies, ses contacts avec la classe politique. Elle finit par épouser, en second mariage, un homme du même milieu qu’elle, qui s’est construit une culture classique, souhaitant comme elle transgresser son milieu par le biais cette fois de la connaissance savante et universitaire.

L’un des points fascinants de son témoignage (qui, au demeurant, contient sa part de justification, de vilipende, mais aussi de juste renvoi de bâton) est cette notion de place – que l’on retrouve dans la caution d’Annie Ernaux, comme sa problématique phare du déplacement – d’illégitimité. Illégitimité de première dame, qui en fait la femme blessée que l’on a lue et vue (avec toute la justification derrière pour mieux saisir ses égarements), mais plus particulièrement, illégitimité de classe. En arrivant aux côtés de François Hollande, ce dont ne s’aperçoit pas tout de suite Trierweiler dans sa fuite passionnelle aux côtés de son nouvel amant, c’est le décalage social qui sera une cassure irrémédiable, une fois les yeux ouverts sur sa situation. Elle rappelle qu’elle vient d’un endroit où l’on manque, gâcher est un péché, et qu’elle fait pourtant sa vie avec un homme qui « jette directement à la poubelle la viande quand elle est sous vide ». Ah. La présidence normale est tout de même un président qui, depuis ses débuts en politique dans les années 1980, a toujours recherché le contact journalistique, leur accordant toujours une phrase, une boutade, et qui vit mal leur éloignement. Une envie de néons, dont témoigne sa vie de couple avec Royal, d’hôtels et de restaurants opulents, un goût pour le luxe et la gloire bien égal à son prédécesseur.

L’autre point intéressant concerne les manipulations ordinaires du discours politique, contre lequel elle lutte en prenant la plume. La politique souhaite bâillonner la parole pour ne proposer qu’un discours communicationnel, au service d’un pouvoir en mal constant de légitimité ? Qu’à cela ne tienne, le jour où l’on est écarté de cette stratégie, il ne faut pas s’attendre à ce que l’on en respecte les règles qui n’ont jamais été qu’imposées. Trierweiler retrouve un ordre en décidant par elle-même, pour la première fois depuis le début de la campagne (soit quatre ans), ce qui peut être dit d’elle-même et de son entourage. Et ça clash sévèrement avec ce que l’on a pu lire toutes ces années, à commencer par ses origines. Régler ses comptes avec l’homme public signifie régler ses comptes avec l’homme privé : cela signifie « to set the record straight« , puisqu’il faut bien commencer à démêler la parole publique de la parole privée, en montrant les deux poids deux mesures avec lesquels elle s’est vue devoir cohabiter. Cela inclut les paroles machistes, que l’on n’attend pas, au détour de conversations avec Hollande et ses collaborateurs. Cela inclut les paroles dégradantes, sur le rôle de première dame, dont le livre rappelle en filigrane qu’une réelle définition est nécessaire, pour arrêter de considérer la fonction avec tout le mépris des hommes politiques à cet égard.  Cela signifie oublier l’intelligence derrière la femme, celle de la journaliste politique, en exercice depuis plus de vingt ans, dont la mémoire sociale et politique est pourtant bien vivace. Elle n’a pas été élue, on la fait taire : comme on a tu les précédentes premières dames (qui se sont exécutées sans un mot plus haut que l’autre), ou bien d’autres comme Hillary Clinton et Michelle Obama, pourtant autant qualifiées que leur partenaire élu. L’erreur a été de lui taper trop fort dessus (souvent à desseins, en bouc émissaire idéal des échecs de son compagnon), et que le gouvernement ne la soutienne pas : partant de ce postulat, de quel droit ne pourrait-on pas réclamer pour soi-même une justice de parole ?

Loin d’être exempt de défauts, de longueurs, Merci pour ce moment a un avantage fondamental, celui de remettre en contexte ce qui a été tronqué, de permettre à Trierweiler de se re-sapper contre l’hypocrisie et la langue de bois qui sont de mise. Ce n’est pas toute la vérité, et franchement, on s’en carre un peu quelque part. Reprendre la main sur sa narration, qui appartenait jusque-là à l’appareil de communication gouvernemental et aux médias, est l’essentiel ici, et au passage, témoigner du machisme ordinaire des rouages politiques.

« Tu n’aurais pas du être vieux avant d’être sage »

C’est donc par un curieux tour d’événements que je m’en suis allée quêter Le Roi Lear en librairie. Voilà quelques mois que je me penche sur les préfaces que Jane Smiley a accordées à nombre de classiques et je gardais dans un coin de tête l’un de ses titres récompensé par un Prix Pulitzer, A Thousand Acres. Les fêtes approchant, je me motive la feuille et regarde si d’aventure une traduction en existe : c’est évidemment Rivages qui s’en est préoccupé, comme beaucoup d’auteures obscures par chez nous mais bien établies outre-Manche, outre-Atlantique voire outre-Pacifique : parmi celles qui trônent sur mes étagères, on trouve Carol Shields, Janet Frame, Elizabeth Jolleys, Barbara Comyns… sans oublier Willa Cather, David Lodge ou même Alice Munro, dont l’Olivier avait entrepris de continuer le travail d’édition – et en a racheté les traductions, assez ironiquement, quelques années avant que le Prix Nobel lui soit cette année décerné (c’est le jeu ma pauvre Lucette…). Pourquoi cette digression ? J’y viens, impétueuses montures ! En lisant la quatrième de couverture de L’exploitation (titre français d’A Thousand Acres), je m’aperçois que l’histoire revisite celle du Roi Lear en se focalisant sur les deux soeurs de Cordélia, les deux filles qui trahirent leur père. Je suis habituellement très friande de ce genre d’entreprise lorsqu’elles sont honorablement menées : Wide Sargasso Sea de Jean Rhys en constitue un bel ouvrage, redonnant voix au chapitre de la folle du grenier (The Madwoman in the Attic, de Sandra Gilbert et Susan Gubar), en mettant en scène la première femme de Rochester (qu’il enferme au grenier dans Jane Eyre et dissimule aux yeux de tous), cette femme dont l’accusation de folie est empreinte de racisme puisqu’elle a grandi dans les Caraïbes et y aurait tiré un tempérament fougueux et sulfureux. De Smiley à Shakespeare, il n’y a que trois étagères, et puisque la traduction de J.-M. Déprats est en rayon, elle repart sous mon bras.

Si le nom de Cordélia m’évoquait bien quelque chose (… non, pas juste à cause de la lycéenne la plus condescendante de Sunnydale (oui, je connais mes classiques de la télévision moi-mâdame)), il faut croire que j’en avais une idée assez fausse, puisque je pensais qu’il s’agissait d’un personnage occupant la majeure partie de la pièce. Or il n’en est rien : Cordélia apparaît au début, à la fin, tandis qu’on aperçoit une touffe de cheveux en coup de vent vers le zénith de l’intrigue. Donc s’il ne s’agit ni de Cordélia, ni de considérations vestimentaires, qu’est-il about dans cette histoire ?

Le roi Lear est sur la pente descendante : les vieux jours l’attendent au tournant, il est temps pour lui de faire la passation de pouvoirs. Pour ce faire, il réunit sa cour. Deux de ses trois filles, Goneril et Régane sont mariées, respectivement aux ducs d’Albany et de Cornouailles, tandis que sa cadette, Cordélia, est encore suspendue entre deux prétendants, le duc de Bourgogne et le roi de France. Il décide de partager son royaume avec équité, qu’il définit en ces termes : il réclamera de ses enfants une petite déclaration de leur affection, afin de leur attribuer à chacune ce qui leur advient de droit. Goneril et Régane se livrent chacune à des louanges filiales bien au-delà de leurs véritables sentiments mais à la rhétorique flagorneuse. Mais quand vient le tour de Cordélia, la plus aimante des trois, rien (littéralement) ne peut franchir le seuil de ses lèvres. Cordélia aime son père, de la simplicité et de l’ingénuité les plus complètes.

Lear
Que saurez-vous dire pour gagner un tiers plus opulent que celui de vos soeurs ? Parlez.

Cordélia
Rien, mon seigneur.

Lear
Rien ?

Cordélia
Rien.

Lear
Rien ne peut sortir de rien : parlez encore.

Cordélia
Malheureuse que je suis, je ne sais pas élever
Mon coeur jusqu’à ma bouche : j’aime Votre Majesté
Conformément à mon lien, ni plus ni moins.

(…) Lear
Si jeune, et si peu tendre ?

Cordélia
Si jeune, mon seigneur, et si vraie.

Le roi s’emporte avec une fureur sans limite : le mot « rien », comme dans d’autres beaux et puissants passages chez Shakespeare, connait alors une dérive de sens, car dans ce « rien » est en fait contenu tout l’amour indicible. Lear abjure toute tendresse paternelle, tout lien du sang : sa fille chérie ne l’aime pas ? Qu’à cela ne tienne, elle n’aura rien de ce qui lui revient. Pas de terre, pas de dot : devant une telle nullité, le duc de Bourgogne se retire bien vite de la course, mais le roi de France, touché par sa piété filiale et ses vertus, souhaite relever ce qui a été rejeté (« Voulez-vous d’elle ? » demande-t-il, avant d’ajouter avec une infinie clairvoyance : « Elle est en elle-même une dot ») et la fait reine. Le fidèle Kent, qui l’ouvre au moment inopportun pour souligner l’emportement quelque peu exagéré du roi, se fait promptement renvoyer du royaume. À sa charge, l’indécrottable Kent n’a rien d’un diplomate et n’y va pas de main morte. Il en appelle à la folie naissante du vieil homme : peu lui importe que l’opinion qu’on se fait de lui se dégrade, la bien portance surpasse les apparences, le fond précède la forme.

Kent

Kent peut être irrespectueux
Lear est fou. Que prétends-tu faire, vieil homme ?
(…)
La plus jeune de tes filles n’est pas celle qui t’aime le moins ;
Ils n’ont pas le cœur vide ceux dont la frêle voix
Ne sonne pas creux.
(…)
Tue ton médecin, et verse son salaire
Au mal qui t’infecte. Révoque ta donation ;
Sinon, tant que je pourrai exhaler des cris de ma gorge,
Je te dirai que tu fais mal.

Ainsi démarre l’intrigue et l’aliénation du roi Lear, qui signe avec ce partage arbitraire, sa condamnation. Parallèlement à cette intrigue, celle du duc de Gloucester et de ses deux fils, Edgar le légitime et Edmond le bâtard : ce dernier, bien-aimé de son père, se trouve lésé dans le jeu de l’héritage et est bien décidé à prendre ce qui ne lui revient pas de droit, et tant pis s’il faut en passer par le fratricide et le parricide (pourquoi faire les choses à moitié ?). Un vilain sans vergogne, qui ira jusqu’à briguer le trône en mettant à sa merci les deux soeurs infidèles, finalement liguées contre elles-mêmes. Dans un superbe monologue, Edmond tempête contre le caractère aléatoire et l’absurdité de la notion de légitimité. Car si ses moyens sont machiavéliques, son instance est pleine de sens : « Je grandis ; je prospère ; À présent, dieux, dressez-vous en faveur des bâtards.« 

Une vraie joie donc, avec tous les bons ingrédients réunis pour passer un moment agréable. Un monarque fou et un fou sage ! Une tempête ! Des déguisements, en veux-tu, en voilà ! De l’orgueil bafoué comme on casse la croûte, des insultes qui fusent dans tous les sens (et souvent bien senties) – et de la violence qui ne se censure pas (un personnage se fait tout de même crever les yeux, l’un après l’autre, comme une réminiscence du sort d’Oedipe, puisqu’il sera lui aussi finalement guidé par sa chair). Régal pour tous, dont je ne peux pas m’empêcher de retranscrire trois échantillons savoureux ci-dessous, où Fou et Roi échangent leurs nippes et voient leurs langues se croiser.

Le Fou

Jamais moins qu’aujourd’hui les fous n’eurent de prix
Car les sages, devenus fous
Ne savent plus comment afficher leur esprit,
Et se mettent à singer les fous.

(…) Voilà une cosse de pois vide. (Montrant Lear)

Car, vous savez, M’n'oncle,
Le moineau si longtemps a nourri le coucou
Que les petits coucous lui ont arraché le cou.
C’est ainsi que la chandelle s’est éteinte, et que nous sommes restés dans le noir.

Le Fou

Si le cerveau d’un homme était dans ses talons, ne risquerait-il pas d’attraper des engelures ?

Tu sais pourquoi on a le nez au milieu de la figure ? (…) Eh bien, pour avoir un œil de chaque côté du nez, comme ça, ce qu’on n’a pas su flairer, on peut l’apercevoir. (…)

Sais-tu comment une huître fabrique sa coquille ?

Lear

Non.

Le Fou

Moi non plus ; mais je sais pourquoi un escargot a une maison.

Le Fou

Si tu étais mon fou, M’n'oncle, je te ferais rosser pour être vieux avant l’âge.

Lear

Comment cela ?

Le Fou

Tu n’aurais pas du être vieux avant d’être sage

Le temps départi

Tout se désagrège, tout s’éparpille.

D’instants partagés et transposés d’un temps à un espace, que reste-t-il ? Où se sont-ils dilapidés eux-mêmes ? Vers où se dirige un souvenir lorsqu’il a achevé son actance ? Quand le souvenir n’agit plus mais devient un objet spacieux non identifié, comment fait-on pour se le retrouver, comment fait-on pour le chasser si l’on ne connait pas l’horizon de sa fuite ? Comment pourrait-on l’empoigner si ses contours se dégradent à mesure qu’il s’éloigne ?

Certains souvenirs se font étrangement nullités non pas par la trame du temps qui s’écrit, mais sont annulés par le sens qu’ils ont regrettablement perdu après coup, quand ils ont été tenus au silence par les circonstances. Tristes souvenirs évaporés, ceux-là sont enfouis sous des couches d’indifférence, d’occupation, de rejet. Ils resurgiront peut-être mieux quand le temps aura tracé son sillon.

Et le reste, les belles images, les mots rieurs, les tambours battants, ceux que l’on veut retenir, fort, vite, ils nous échappent peu à peu eux aussi, douce et intrépide déliquescence. Il est douloureux parfois de se retourner, de s’arrêter un instant pour jeter un œil mendiant en arrière : c’est souvent en espérant que l’avant lui ressemblera, alors qu’en tout il en diffèrera.

Le sérieux en berne

Suite à une heureuse razzia, je me suis trouvée en possession de courts récits d’auteurs un peu trop survolés jusqu’ici (certes, ce n’est pas l’acquisition de courtitude qui va arranger ça) : Gertrude Stein, Karen Blixen, Flora Tristan, et ma première excellente surprise… Rudyard Kipling.

Rudyard Kipling, on en reconnait les rudes sonorités associées au Livre de la jungle, et pas grand chose d’autre. En vérité, il a produit une oeuvre plutôt signifiante (dont nombre de longs courriers), assez du moins pour recevoir le prix Nobel de littérature en 1907 : dans son palmarès personnel de classiques, on compte L’homme qui voulut être roi et Kim, ainsi que d’autres livres de la jungle et une somme de poèmes. Addidas lui dit merci d’ailleurs.

Avec ce recueil de courtes nouvelles, intitulé Une vie gaspillée (issu du recueil paru en 1887, Simples contes des montagnes), j’ai passé un fabuleux début d’année (Le roi Lear et Rien n’est trop beau ont eu aussi leur page à lire) : c’est tout bonnement hilarant. Kipling est un écrivain qui se fend la tronche sur tous ses personnages, exécute sa narration comme un illusionniste qui sait que son public n’est pas dupe, et s’en joue. Les nouvelles sont fabriquées comme des parodies d’historiettes à mystère, tout le monde en prend pour son grade : c’est bien simple, le narrateur se charge de faire régulièrement savoir à son lecteur que ses gens et les histoires qui en découlent sont une pure perte de temps, mais que tant que l’on s’amuse, c’est pas la mer à boire. Il l’annonce lui-même dès la première nouvelle : « Aux Indes plus que partout ailleurs, il faut éviter de prendre les choses trop au sérieux – hormis, en toutes circonstances, le soleil de midi. »

Dans Les flèches de Cupidon, un concours de tir-à-l’arc constitue la pièce charnière de la nouvelle, l’événement qui déterminera si oui ou non, l’hideux et opulent personnage principal parviendra à épouser la joliette demoiselle qu’il s’est fixée. Kipling se débarrasse ainsi de la difficulté de narration de la compétition : « Rien n’est plus ennuyeux qu’un concours de tir à l’arc. On tira, et on tira, et on tira encore jusqu’au moment où le soleil disparut de la vallée, tandis qu’une brise légère agitait les déodars. » L’auteur se moque ouvertement de son devoir de narrateur et se gausse de son lecteur :

N’oubliez pas que tout ce que j’écris ici eut lieu à une époque presque préhistorique dans les annales des Indes britanniques. Certains se souviennent peut-être des années où tout le monde jouait au croquet, avant l’avènement du lawn-tennis. Avant cela, si vous voulez bien me croire, il y eut des saisons où le croquet lui-même n’avait pas été inventé. Le tir à l’arc, remis à la mode en Angleterre en 1844, était un fléau non moins redoutable que le tennis de nos jours. Les gens tenaient un langage savant – « tenue » et « décoche », « fûts »… comme on parle maintenant « d’échange », de « volée », de « smashes » et de « retours ».

Je me suis beaucoup esclaffée au ton de confidence et d’extrême intérêt que l’auteur utilise (« si vous voulez bien me croire » annonçant une shocking révélation qui tombe à plates coutures) pour lâcher des banalités et signifier l’air d’importance prêté aux aspects les plus absurdes et futiles du quotidien de ses pairs. Le ton est grinçant et jubile de lui-même.

Kipling est clairement un narrateur auquel il ne faut pas faire confiance. Concluant ses nouvelles à la hâte, d’un « … et la suite… ne vaut pas la peine d’être publiée. » ou d’un « Il y a une version féminine de cette histoire, mais on ne l’écrira jamais. » ou les commençant ainsi (Fausse aurore) :

Aucun homme ne connaîtra jamais le fin mot de cette histoire, même s’il arrive aux femmes de se transmettre le secret au creux de l’oreille, après le bal, au moment où elles arrangent leur chevelure pour la nuit et comparent leurs tableaux de chasse respectifs. Bien sûr, aucun homme ne peut assister à ce genre de cérémonie. Force est donc de faire ce récit de l’extérieur – en aveugle ) à tort et à travers.

Les éditions Sillage proposent également leur version des Plain Tales from the Hills, dans une traduction différente de celle de Jean-Paul Hulin (le recueil est issu des oeuvres complètes de la Pléiade, d’où l’irruption du « montagnes » pour signifier les collines). Pour ma part de lionceau, clairement un écrivain que je vais savourer ces prochains mois.

L’union fait-elle la force ?

En termes d’écriture victorienne et pré-victorienne, on a retenu quelques fameux noms, qui se ricochent les uns les autres : il y a d’un côté, Jane Austen, ouvrant son siècle par un style réaliste et dépourvu de fioritures ; plus tard viennent les Brontë et leur manie romantico-gothique, Dickens et sa productivité de manufacturier, George Eliot, Wilkie Collins et Mary Shelley se baladent quelque part, tandis qu’Henry James et Edith Wharton débarquent sur la fin de siècle. On a vite relégué Frances Burney, Maria Edgeworth ou Aphra Behn dans le panier des moins-que-les-autres, quand Daniel Defoe, Henry Fielding et Samuel Richardson se payent la vitrine sans concession. Certes, mon relent de féminisme aveuglé concèdera qu’Ann Radcliffe et ses romans d’échevelées (littéralement, l’héroïne à la chemisette volante et aux cheveux détachés) ont obtenu reconnaissance, sinon critique, du moins publique. Mais les éternels relus éclipsent souvent leurs contemporaines, et c’est devenu, on le sait, l’un de mes poneys-nains de bataille, dans cette arène numérique où je m’évertue à donner des coups de rapière en bois à ma seule ombre.

Parlons un peu ce jour d’Elizabeth Gaskell, noble épouse de pasteur, bienconnue de son époque et tombée dans l’oubli peu après. On en connait peu l’oeuvre dans nos contrées saucissonnées, mais outre-Manche, sa renommée est plus établie, figure historique de l’écriture féminine aux côtés de George Eliot et des soeurs Brontë. Attention cependant à ne pas l’assimiler à cette bougresse de Jane Austen, qui expira l’air que respira bambine Gaskell, car cette dernière a notablement nourri un dédain fort affiché (dans sa correspondance, ses écrits, etc…) pour l’écriture et les sujets non-révolutionnaires d’Austen : car chez Gaskell, la modernité est omniprésente, le social et le politique sont en vitrine et une héroïne fait bien de laisser le naturel galoper les plaines de la transgression, tant que les intentions sont morales et la conduite dépourvue de répréhension. On ne saurait qu’approuver.

Pour rendre à César ce qui fut ravi par César, il faut bien sûr noter le travail de la BBC pour jeter un éclairage sur la production de Gaskell : impossible de passer à côté de l’adaptation de North and South datant de 2004, à la musique poignante, aux acteurs incarnés, à la mise en scène impeccable ; la libre écriture de Cranford, tirant son intrigue de plusieurs de ses romans, ou bien le plus vieillot Wives and Daughters, entraînant tout de même. C’est par la figure inflexible du Mr Thornton visité sous les traits de Richard Armitage que j’ai exécuté ma première incursion dans l’univers de Gaskell, via ce manufacturier élevé au rang de bourgeois par la seule force de son travail et sa détermination, trouvant dans le commerce une idéologie et une morale de vie. Il est pourtant curieux (décevant ?) de constater à la lecture du pavé originel de l’auteure que les scènes « romantiques » de la mini-série de la BBC (pauvres dans le livre, présentes sans omni à l’écran) sont des réécritures étoffées de ce qui est sous-entendu ou peu appuyé par le texte. Si l’intrigue amoureuse est bien là, quelque part, c’est loin – très loin – d’en être l’objet, les pages de descriptions et de dialogues donnant la constante prescience au contexte ouvrier et manufacturier, à la rencontre des mondes classés. On voit bien pourtant l’attrait de ce romantisme d’un point de vue commercial, car quitte à lire un ouvrage dressant le portrait de la lutte des classes à l’heure de la Révolution Industrielle et de la montée des syndicats, pourquoi se tournerait-on vers le roman d’une femme ? Par contre, si l’on souhaite bénéficier d’une lecture romantique sur fond de fresque sociale, où les caractères orgueilleux que les deux protagonistes tirent de leurs milieux respectifs clashent avec des accents de tragédie, alors bienvenue, lectrice. C’est ce que mettent en avant les éditeurs souhaitant réhabiliter un peu l’intérêt que l’auteure a connu de son vivant, avec des couvertures arborant d’élégantes figures – qu’on ne voit pratiquement jamais apparaître dans le paysage industriel qui contient l’intrigue – et des références ou citations au concept (trompeur en ce qui concerne cette lecture-ci) d’amour impossible. Dommage, mais réaliste d’un point de vue commercial.

Sur ces entrefaites, causons-en un peu de l’intrigue !

La famille Hale, constituée d’un pasteur, sa femme, sa fille, Margaret et leur gouvernante, Dixon, déménage soudainement de la petite bourgade de Helstone dans le Hampshire, dans le Sud de l’Angleterre, pour rejoindre une ville industrielle du Nord, Milton, où Mr Hale a trouvé un nouveau travail d’enseignant. Margaret, qui a vécu plusieurs années à Londres sous la protection de sa tante et en compagnie de sa bien-aimée et quelque superficielle cousine, Edith, n’a le temps que de cligner de l’oeil sur la campagne verdoyante et paradisiaque du Sud, avant de faire ses bagages et suivre le mouvement ascendant. La raison de ce déracinement vient du refus de Mr Hale de renouveler ses voeux envers l’Eglise établie : le pasteur est un intellectuel d’Oxford, honnête, qui ne peut supporter de rester plus longtemps en position compte-tenu de ses doutes de conscience. Abandonnant le presbytère derrière lui, il entraîne à sa suite femme et enfant vers le Darkshire (qui porte bien son nom) et la ville industrielle de Milton où une place lui a été trouvée en tant que professeur de leçons privées, sous la protection d’un riche commerçant du nom de Mr Thornton.

À leur arrivée, c’est l’effondrement d’un monde et la découverte d’un autre avec une effroyable stupeur : le contraste entre la lumière et le calme du Sud, et l’agitation et la noirceur du Nord. Les gens se bousculent, la pauvreté est partout, l’air moins respirable, les logements insalubres et la fumée enveloppe de son manteau la ville toute entière. La ville est dominée par le commerce du textile : ce sont les manufactures de coton qui font la richesse et la pauvreté de ses habitants, des habitants orgueilleux, furieux, révoltés, qui tirent de leur savoir-faire une fierté et un féroce esprit d’indépendance. Les patrons et les ouvriers, qui s’unissent en syndicat depuis plus d’une dizaine d’années, s’affrontent, impitoyables les uns envers les autres.

C’est dans cette atmosphère dichotomique que les Hales mettent les bottes. Plus pauvres que les industriels dirigeant la ville, mais affiliés à l’aristocratie de par leur statut social et leur éducation. Le père et la fille incarnent, chacun à leur façon, la tentative de dialogue et de compréhension qui s’établit entre les deux fronts : Mr Hale trouve en Mr Thornton un pupille patient, éclairant et fascinant sur la situation du commerce et de sa tenue, tandis que Margaret se lie à la classe ouvrière par le biais de Bessy et Nicholas Higgins et établit avec eux ses premiers et seuls rapports amicaux dans la ville. C’est là le principal thème du roman d’Elizabeth Gaskell : le déplacement. Comment les deux mondes se provoquent et s’accusent de n’y rien entendre l’un à l’autre, entre le Nord des Higgins et le Sud de Margaret, entre le Nord de Thornton et le Sud de Margaret, entre le Nord des Higgins et celui de Thornton. Il s’agit d’un constant mouvement, l’effort de compréhension de Thornton et la mise à disposition de ses clefs aux Hales, vers qui il tend la main sans discontinuer, immanquablement attiré par la simplicité et la noblesse de maintien de coeur de Margaret, de la bonté et l’intelligence de son père ; il s’agit également du constant effort de Margaret de défendre la classe ouvrière et d’accuser celle de Thornton de ne jamais faire assez, et pourtant toujours oeuvrer vers un consensus en présence des pauvres. Il s’agit enfin d’essayer de se retrouver au milieu de toutes ces luttes, car enfin aller jusqu’au bout d’une extrémité n’amène jamais rien d’autre que la perdition de celui qui s’y est aventuré.

Ce mouvement est parfaitement bien compris par l’adaptation télévisuelle de la BBC (la scène finale, les deux personnages se rencontrent sur un quai de gare, lors de l’arrêt de chacun de leurs trains, revenant ou allant vers le Nord : ils se rencontrent exactement en son milieu). Superbe scène de première rencontre entre Margaret et John : cette dernière, lasse d’attendre dans le bureau de ce dernier pour mettre au clair une histoire de logement, se rend dans la manufacture de textile et ouvre grand les portes sur un monde complètement inconnu. Les flocons de coton volent alors partout, comme des flocons de neige, dans une vision de ciel chutant, avant de voir la figure trônante de Thornton, du haut de sa rambarde, surplombant l’ensemble des ouvriers, hurler après l’un des hommes et dévaler les marches pour le poursuivre et le battre en plein milieu de l’usine. La scène est créée de toute pièce, puisque dans le roman, Thornton vient présenter ses hommages à Mr Hale à leur hôtel et en l’absence de ce dernier, c’est Margaret qui lui tient compagnie une demi heure durant dans le salon, demi heure pendant laquelle elle se trouve bien en peine de faire la conversation avec un homme si peu prolixe, pourtant tombé sous le charme.

Certains portraits sont tout bonnement fascinants : Thornton s’en sort haut la main, peint dans toute sa complexité, ses failles, ses contradictions nées de de la friction entre ses croyances inébranlables et sa vive sensibilité.

Margaret dispose d’un capital fortitude non des moindres : fille unique d’un père occupé à vaquer à ses activités intellectuelles et d’une mère peu encline à s’occuper des affaires de sa fille, elle est laissée à elle-même, ce qui implique dans une ville comme Milton de sortir sans chaperon et se heurter à la violence apparente d’une ville qui ne fait pas de quartier. Cette liberté imposée devient le point de départ de la prise d’indépendance du personnage, qui déjà peu encline à faire des manières féminines (un style vestimentaire des plus pratiques, des manières franches et peu « d’aptitudes » – aucun talent au piano, pas de goût particulier pour le dessin – tandis qu’elle met la main à la patte pour le repassage, le lavage, le nettoyage…), souffre de moins en moins qu’on lui impose une manière de vivre, et d’autant moins une pensée. Déjà prédisposée à délivrer son opinion avec franchise (sans s’affoler de partir en croisade contre l’assemblée toute entière), elle en vient à acquérir une véritable liberté de faits. Sa conscience sociale s’éveille, et rien ne peut plus la détacher des sujets qui la préoccupent le plus : les grèves, les conditions de vie des ouvriers, l’état du commerce, la pacification des rapports entre les classes, ou encore la spéculation, jusque se faire enseigner en fin de volume les rudiments de finance et de droit en vue de futurs investissements. La transformation progressive de Margaret Hale l’amène à glaner une fibre d’entrepreneuse qui de fait constitue son ambition de vie.

Le prêchi-prêcha auquel elle s’adonne nuit néanmoins à mon sens à sa haute stature : indomptable, certes, mais ses positions inflexibles mettent en échec sa raison quand le soit-disant cruel et rustre Mr Thornton déploie infiniment plus de patience et de pédagogie pour faire se rencontrer les deux mondes. Margaret représente également la gardienne de piété, plaçant la volonté de Dieu au-dessus de tout, la morale chrétienne comme conduite de vie et de commerce. C’est un personnage parfois frustrant de par son potentiel héroïque (elle n’hésite pas à se placer entre patron et ouvriers, quitte à se prendre une brique dans la tronche) doublé d’une opiniâtreté qui ne voit parfois pas plus loin que le bout de son nez. Elle passe d’ailleurs le plus clair de son temps à s’excuser pour ses écarts et ses faux-pas, lucide sur ses ignorances, mais paradoxalement entêtée dans ses jugements. L’une des faiblesses d’un tel comportement vient de l’entendement avec lequel le lecteur écoute les discours raisonnés de Mr Thornton, dont la dureté et l’inflexibilité sont des manifestations de sa pensée à long-terme, de sa capacité à anticiper et planifier : des comportements donc raisonnés, et non une simple posture caractérielle.

Gaskell est bavarde, c’est un reproche qu’on peut lui adresser. La narration pourrait régulièrement se faire l’économie de certains dialogues, parfois alourdis à force de trop en dire. Il faut alors se rappeler du format de publication de Nord et Sud, la sérialisation en chapitres dans les journaux de Dickens, qui tend à exploiter ses écrivains jusqu’à la moelle et nuit parfois à la fortification de leur romanesque. Nord et Sud serait une version plus étayée et plus équilibrée de la situation des ouvriers déjà rapportée dans son premier roman, Mary Barton, dont l’adaptation est peut-être déjà en cours par la BBC.