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Danser de son saoul

La danseuse d’Izu, c’est une histoire de contagion.

J’ai personnellement toujours éprouvé des difficultés pour porter un jugement quel qu’il soit sur la littérature japonaise : c’est en immense partie dû à cette habitude culturelle de la simplicité. L’art japonais est historiquement très épuré : certes, tout son art ne peut être arrêté à une telle déclaration, les occidentaux ont eux aussi connus leur époque de décantation. Mais de manière commune, l’anodin, le calme plat et les teintes primaires sont hautement beaux.

L’exemple en est le haïku, forme lapidaire que j’affectionne et qui porte sur la nature concrète des choses qui nous entourent quotidiennement : ces choses qui nous accompagnent en deçà de l’attention qu’on leur porte. Difficile d’appréhender la forme littéraire d’un « ploc dans l’eau » et tenter de cerner la littérature japonaise s’apparente alors à un parcours semé de coquilles d’œufs frais.

La danseuse d’Izu est donc un recueil de cinq nouvelles, aux tons foncièrement différents, aux thèmes dissemblables hantés par des rêves pareils ; la première nouvelle éponyme nous place en porte-à-faux, forcés de reconnaître que l’on n’a peu idée de quel pouvoir les mots sont exactement porteurs. A la fois anecdotique et pleine de sagesse, la rumeur la présentait comme un classique des manuels japonais…

Pourtant, la seconde, personnellement mon coup d’étreinte, démontre déjà comment l’auteur va se montrer sous tous les yeux du jour existants, comme il jongle de sa plume, de sa machine à écrire et de son stylo. Comme il troque des récits bucoliques contre des pensées mortuaires, ou des anecdotes de passeurs. Comme il sait endosser un simple lycéen sans envergure notable, et une femme passionnelle forte de ses connaissances de doctrines étrangères.

Bref, un écrivain à découvrir pour sa variété simplement complexe.

La danseuse d’Izu

Cette première nouvelle qui offre son titre au recueil, conte une étape de voyage d’un étudiant ayant fait la rencontre fortuite de forains et s’étant épris d’une danseuse.

Rien d’autre que le récit d’un moment dépensé à l’unisson, de liens amicaux lentement tissés, de conventions (différence de castes, jeunesse de la danseuse, déférence envers l’avant génération, frontière entre les sexes) entravant les désirs d’un jeune homme perdu, retrouvant ses repères au contact de gens simples.

La narration à la première personne , aisément perturbatrice par le fait qu’elle s’en tienne au point de vue du lycéen, a de ça de bon qu’elle ne dévoile en rien les pensées de personnages environnants, mais leurs comportements, saisissables de par son intervention narrative.

Comme une suspension, seules des précisions géographiques sont livrées au lecteur (île et environs d’Izu, où séjourna l’auteur durant sa rédaction) : l’île elle-même représente cet isolement temporaire car le récit s’achève en mer, sur un départ. Difficile de retrouver l’époque exacte, où les costumes (kimonos, getas, fard, coiffure de lycéen) et les coutumes nous tromperaient aisément sans furtive allusion à des véhicules, ou au cinématographe.

Jamais de descriptions détaillées, excepté le semblant d’âge et leurs attributs (une lourde chevelure, un air serein), comme si chaque personnage était une figure potentielle dans lesquelles tout un chacun serait en droit de se mirer.

Elégie

Rien ne pourrait plus opposer ces deux extractions : sans perdre de la pudeur de son style, le personnage réservé s’éclipse pour laisser la narration à une femme transportée, à l’intelligence tourbillonnante, croyante de ses propres croyances, c’est-à-dire de la suprématie de certaines sur d’autres en ce qui concerne la relation des vivants et des morts. Allusions à diverses croyances : bouddhiques, chrétiennes, confucéennes, égyptiennes, grecques…

Prétextant la mort d’un amour, la narratrice offre au lecteur un exposé sur l’état de mort et la vanité de l’être humain qui cherche à la cerner. D’une fougue presque moqueuse et parfois sèche, cette femme esseulée prend tout de même parti pour la liberté qu’offrent certaines doctrines (le bouddhisme ou l’aspect protéiforme du polythéisme grecque) face à d’autres bien plus hermétiques (chrétienté) et trop humanisées pour l’homme. Echangeant tirades funèbres et brefs mots adressés au disparu sur leur vie passée, aucun répit n’est laissé au lecteur avant la conclusion du récit, revenant à ses lignes liminaires.

L’imagination vole si haut qu’il m’a fallu vérifier le sexe de l’écrivain tant l’illusion de la voix était trompeuse.

Bestiaire

Voilà un récit atypique concentré sur la faune et en particulier sur les volatiles. Après avoir dépensé une vingtaine de pages précédemment à railler cette médiocre habitude de séparer les règnes et particulièrement dans l’absolu de la mort, Bestiaire prend pour figure centrale une sorte de misanthrope vouant son existence à l’élevage d’oiseaux.

Distillant à touches légères des détails de sa vie passée, n’ayant rien à voir avec son isolement présent, cet homme ne peut souffrir la présence des humains. Seule l’assemblée des bêtes le distrait, effaçant jusqu’à la conversation de ses rares interlocuteurs.

« Vivre avec les animaux, c’est aimer seul, dans un libre orgueil ». Et de fait, cette solitude l’éloigne de toute confrontation sociale et le place en sa vie comme unique représentant de son espèce, et lui assure par là une certaine suprématie sur celle qu’il dit considérer comme différente, mais égale.

Sur le chemin d’une représentation de danse, unique démonstration mondaine dont il s’autorise la visite, le heurt d’un convoi funèbre l’amène à se souvenir de tous les êtres passés entre ses jours, et souvent trépassés entre ses mains. C’est l’occasion de se rendre compte que progressivement, le traitement de ses bêtes revêtira celui effectif entre humains, puis que la vie perdra de son sens et de son importance ; leur maître ne s’attachant qu’à l’éphémère distraction qu’ils peuvent lui procurer, fusse-en leur prodiguant des soins.

Il est bon de voir l’auteur amarrer son lecteur au sein de descriptions concrètes et d’une connaissance élargie sur la faune, après un récit à la dimension métaphysique.

Retrouvailles

Après la défaite japonaise, un homme, Yuzo, retrouve par hasard lors d’un rassemblement entre soldats japonais et américains, une courtisane qu’il entretint avant la guerre. La nouvelle retrace leur cheminement du temple des retrouvailles jusqu’à un logis, et donne à découvrir un panorama de l’après-guerre. Car sur leur trajet, blessés, dégâts matériels et paysage ravagé sont compagnons de voyage, auxquels viennent s’ajouter les considérations et remarques de Yuzo, ainsi que les souvenirs épars de Fujiko. En une vingtaine de pages, est offerte au lecteur une vision de ce qu’étaient les personnages avant la guerre, et ce qu’ils sont à présent ; ce que leur relation représentait autrefois, ce qu’elle n’est plus aujourd’hui.

L’homme, taciturne et sévère, laisse entrevoir une mince faiblesse envers cette femme fantôme, et ce malgré l’exaspération qu’elle occasionne chez lui. Dû à cette irrémédiable nostalgie provoquée par ces retrouvailles et auxquelles il est aisé de se laisser couler, particulièrement après une époque de troubles, comme une guerre dévastatrice. Personnages réalistes composés d’une ancienne courtisane émue et désemparée, en repentir et refusant de laisser s’envoler cette rencontre de bonne fortune qui pourrait la sauver des griffes de la misère ; et de cet homme indifférent et tout de même rattaché à la chair d’une ancienne amante dont il ne souhaite pourtant pas subir le poids au quotidien. Des personnages passant difficilement à autre chose qui se réfugient dans le passé face à un présent incertain, et qui divergent réellement de ceux mis en acte dans les précédentes nouvelles.

La lune dans l’eau

Titre bien mystérieux pour cette nouvelle, probablement en référence au reflet de la lune dans l’eau reflété dans un miroir dont dispose un homme malade.

Au Japon, le miroir a une très longue histoire : « le jeu des miroirs parallèles de la femme à la toilette », comme l’indique l’écrivain lui-même, ce qui se constituait d’un lever de glace derrière sa nuque et représenté dans de nombreuses estampes comme un comble de séduction. La nouvelle retrace l’ouverture oculaire d’un couple forcé de contempler le monde en passant par la porte d’un miroir, et redécouvre ainsi ses différents échelons, en apprenant à préférer leur propre interprétation du reflet des choses qui leur est renvoyé.

Ref :

AL, 2007. La danseuse d’Izu. Inktime. From http://inktime.free.fr

Ref :

AL, 24-07-06. A dada sur mon bidet. Le goût du thé refroidi dans la fusée flamboyante de l’après-midi. From