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De l’incidence de l’Esclavage

Si ce n’était pour les récits d’esclaves qui nous sont parvenus aujourd’hui, il serait bien compliqué de connaître les conditions de vie (et de mort) de ces millions d’opprimés, leurs histoires, leurs pensées. Car les comptes rendus des populations blanches de l’époque, y compris les abolitionnistes, ne pouvaient être que basés sur du non-vécu. Aussi, le genre que l’on en est venu à connaître sous le nom de Slave narrative est devenu un genre précieux et irremplaçable d’un point de vue historique, mais pratiqué par des milliers d’Africains déportés, d’Américains, d’Anglais et des colonies, il est aussi devenu un genre littéraire à part entière avec ses codes, ses thématiques, ses détournements et ses mystères. Parmi tous ces récits, certains ont atteint nos rivages : c’est le cas d’Olaudah Equiano, de Frederick Douglass (il existe même une version Gallimard jeunesse), de Sojourner Truth (un bel effort des Presses de Rouen), ou encore Solomon Northup, ayant récemment connu le succès que l’on sait.

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Et c’est aussi le cas de Harriet Jacobs, alias Linda Brent, dont on a d’abord cru qu’il s’agissait du pseudonyme d’une Nordiste blanche et abolitionniste, Lydia Maria Child (éditrice du journal National Anti-Slavery Standard), se faisant passer pour une esclave fugitive, afin de servir la cause du Nord. La confusion sur l’origine du texte est en réalité due à deux choses : d’une part, Harriet Jacobs devant officier sous un pseudonyme, la narratrice Linda Brent est bien entendu inconnue au bataillon terrestre. Une fois son récit écrit, il fallait également compter sur un éditeur, ce que fut Lydia Maria Child, qui intervint dans le texte avant de le publier, sans que l’on connaisse l’étendue de cette intervention. D’autre part, le récit haletant, bien structuré, exempt de misérabilisme, est superbement écrit : ce ne pouvait être l’œuvre d’une esclave, aussi lettrée soit-elle.

Le récit de Linda Brent [Harriet J.] sera le récit prêt à toucher et émouvoir les rangs des Nordistes (et Sudistes) blanches : par sa trajectoire atypique d’esclave née quasiment libre, par sa prose littéraire, par son caractère religieux et vertueux, et par sa complexion – car elle est née mulâtre et sa peau est exceptionnellement pâle –, elle a tout pour créer une proximité avec des lectrices nées dans l’ignorance de l’esclavage, et pour susciter de l’indignation auprès de celles dont la condition ne pourrait pas être plus éloignée. Harriet Jacobs sera pionnière dans le portrait qu’elle brosse de la femme et de la mère noire, faite de piété et de dévotion, rendant sa dignité et sa féminité à la femme esclave en se montrant tour à tour sensible, féminine, fragile et fervemment croyante.

Jusqu’à ses six ans, Linda vit dans une relative liberté et n’a pas le moindre soupçon de sa condition d’esclave. Sa mère est servante auprès d’une famille sudiste bienveillante ; elle-même est élevée aux côtés de la petite fille de leur maîtresse, dans le même respect des principes moraux et suivant la même éducation ; tandis que la grand-mère de Linda, ayant servi les anciennes générations avec une dévotion et une loyauté admirables, a même acquis sa liberté et s’est installée dans une modeste maison de ville, où elle accueille une société plutôt diverse. Mais à six ans, sa mère soudainement meurt et dans son sillon suit bientôt la « bonne » maîtresse. Les esclaves étant des biens de propriété, cette dernière lègue Linda et son frère à une petite nièce, jeune enfant encore dans ses langes, et c’est ainsi que l’heureuse fratrie se retrouve sous la coupe d’un total sociopathe qui va leur faire vivre un enfer : le Docteur Flint.

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Linda Brent revient longuement sur l’incertitude dans laquelle est jetée toute jeune fille esclave, qui souhaite mener une vie vertueuse et qui doit endurer les vicissitudes liées à la débauche des maîtres et de leurs voisins et amis. Dès son arrivée, Linda devient l’objet de toutes les convoitises du patriarche autoritaire, qui la courtise avec une violence inouïe, sous le nez d’une maîtresse furieusement jalouse. À l’aube de ses quinze ans, pour se mettre à l’abri de la cruauté de son maître, elle fait alors le choix délibéré d’abandonner sa vertu auprès d’un gentleman blanc et célibataire de la ville qui la courtise – mais qu’elle n’aime pas (on lui a refusé le mariage qu’elle désirait avec un homme libre). Cette stratégie donne naissance à deux enfants mais ne marche qu’un temps, tôt ou tard il lui faudra retourner auprès de son maître qui enrage de la voir bénéficier d’un peu de liberté auprès de sa grand-mère.

Linda finit par élaborer des plans pour fuir vers le Nord, qui s’avèrent trop dangereux ; elle se retrouve alors sous la protection temporaire d’une femme blanche esclavagiste ayant de l’amitié pour sa famille, cachée dans une petite chambre sous les toits, avant de devoir abandonner cette retraite trop exposée et se réfugier chez sa grand-mère. Là, on l’installe dans une soupente, sorte de réduit mesurant 2 mètres de long sur 1,50 de large, la partie la plus haute faisant 90 centimètres puis s’inclinant en pente raide. Linda Brent va rester cachée sept ans dans ce minuscule trou, où elle ne peut pas se lever, se tourner, s’étirer, où il n’y a ni lumière ni air, où le froid est source d’engelures au point d’endommager durablement ses pieds, et où sa physionomie générale (jusqu’à sa capacité de parler) sera entamée, la laissant presque handicapée.

Pourtant je préférais ce sort à celui d’esclave, bien que certains Blancs le considèrent enviable et il faut croire que le mien l’était comparé aux autres : je n’avais jamais vraiment sué sang et eau ; je n’avais jamais été lacérée de la tête aux pieds ; je n’avais jamais été battue au point de ne plus pouvoir bouger ; on ne m’avait pas sectionné le tendon d’Achille pour m’empêcher de fuir ; je n’avais jamais été enchaînée à un tronc d’arbre et forcée de le traîner avec moi pendant le travail aux champs ; je n’avais pas été marquée au fer ni déchirée par les chiens. Au contraire, on m’avait toujours bien traitée jusqu’à ce que je tombe entre les mains du Docteur Flint. Avant ça, je n’avais jamais souhaité être libre. Que Dieu ait quand même pitié d’une femme obligée de mener une telle vie même si en apparence, elle semble dépourvue de cruauté.

Je n’en dis pas plus de ce récit poignant, qui tient en haleine : Linda, échappera-t-elle à ce monstre infâme ? Réussira-t-elle à faire racheter ses enfants, qui bien que leur père soit blanc, ont hérité de la condition d’esclave de leur mère ? Son histoire se déroule dans le Sud, puis dans le Nord, qui est prompt à décevoir les esclaves fugitifs débarqués des vaisseaux pleins d’espoirs. Née en 1813 en Caroline du Nord, elle atteindra le Nord quelques temps avant le passage du Fugitive Slave Act de 1850, qui contraignaient les États du Nord à dénoncer et coopérer à la capture des esclaves en fuite, pour les rendre à leurs propriétaires sudistes. On peut aisément imaginer le peu de répit qu’a connu Harriet Jacobs.

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Harriet Jacobs aurait entreprit de raconter son histoire à Harriet Stowe (l’auteure de La case de l’oncle Tom) qui aurait finalement décidé de plutôt l’inclure à son roman, en cours de rédaction. Jacobs n’ayant pas apprécié cette petite manœuvre, cela l’aurait décidée à écrire elle-même sa propre histoire, qui par manque de timing approprié, parut à l’aube de la Guerre de Sécession et tomba dans l’oubli quasi-instantanément. Je suis contente de ne pas l’avoir oublié pour ma part, car j’ai lu ce texte il y a sept ou huit ans, dans le cours d’une fabuleuse professeure qui m’a fait découvrir des auteures aussi formidables qu’elle, et si j’avais eu le temps de relire Jamaica Kincaid cette année, comme j’en avais tout d’abord l’intention, j’aurais pu lui rendre un double-hommage : sorti de cette salle de classe, le texte de Harriet Jacobs n’a pas pris une seule ride, il s’est laissé dévorer avec autant de perplexité, d’indignation, et même de frénésie que la toute première fois. C’est un témoignage de survie qu’il faut avoir lu, de la trempe d’un Robinson Crusoé, tout en l’en surpassant largement (on pourra arguer du contraire et je me mêlerais à l’argument avec une vive inspiration).