Un été sans les encres


Dans la série des romans courts qui m’ont récemment impacté (j’ai décidé de me salir la langue aujourd’hui), Certaines n’avaient jamais vu la mer tient une solide palme, d’un caoutchouc ondulatoire. Julie Otsuka prend pour voix collective celle de ces Japonaises qui dans l’entre-deux guerres, quittèrent leur terre natale pour rejoindre leurs compatriotes installés en Californie. Mariées à distance (voie postale, moutarde à l’ancienne), c’est le récit d’une épopée qui taillée dans la pierre anecdotique, revêt peu à peu la souveraineté de l’Histoire. C’est un “Nous” complètement bouleversant, dont la valeur énonciative n’est jamais figée : j’ai rarement lu un livre où la puissance linguistique de ce pronom est autant exploitée. Tout se côtoie, le bon, le pire, les individues sont des rangs, les rangs sont des morceaux et les voix sont perçantes. L’air de tout, un tour de force qui libère.

En non-exclusivité, un extrait qui donne vraiment la banane :

Nous avons accouché sous un chêne, l’été, par quarante-cinq degrés. Nous avons accouché près d’un poêle à bois dans la pièce unique de notre cabane par la plus froide nuit de l’année. Nous avons accouché neuf mois après avoir débarqué, de bébés parfaits, à la tête couverte de cheveux noirs. Nous avons accouché de bébés à six doigts et nous avons détourné les yeux quand la sage-femme a commencé d’aiguiser son couteau. Vous avez dû manger un crabe pendant votre grossesse. Nous avons accouché alors même que nous avions versé de l’eau froide sur notre ventre et sauté plusieurs fois du haut de la véranda. Je n’ai pas réussi à le décoller. Nous avons eu tant de bébés que notre utérus est descendu et nous avons dû porter une ceinture spéciale pour le retenir à l’intérieur. Nous avons failli accoucher mais le bébé était tourné de côté et seul son bras a pu sortir. Nous avons accouché mais le bébé était moitié fille moitié garçon et nous l’avons étouffé avec des chiffons. Nous avons accouché mais le bébé était déjà mort dans notre ventre et nous l’avons enterré, nu, dans les champs, près d’un ruisseau, seulement nous avons déménagé tant de fois que nous ne nous souvenons plus où il se trouve.

Avant cela, j’étais allée me promener du côté de Siri Hustvedt avec Un été sans les hommes : quite le capharnaüm. Professeure poétesse qui vient de perdre la boule après que son mari l’a quittée pour une jeunette (ringardise de la trame, vous m’en direz tant), Mia se réfugie le temps d’un été dans une petite ville de la brousse américaine, entre l’auspice où sa vieille mère et ses pimpantes compagnes coulent leurs vieux jours, et des cours d’été qu’elle dispense à une bande d’adolescentes qui jouent le jeu de la poésie. C’est joyeux et souvent pas dupe, mais surtout, c’est un peu fouillis à dessein. Nouvelle narrativité ? Enjeu de l’écriture romancée réinventée ? Ou plaquage déstructuré qui nuit à la cohérence de l’ensemble ? On ressent nettement, comme souvent dans les littératures actuelles, l’influence du cinéma et de la vidéo : l’écriture est constamment consciente d’autres formes de représentation, et la langue cherche à recréer les effets visuels que le cinéma utilise pour dramatiser son action. À vouloir guider notre imagination vers une mise en scène bien codée (le lecteur s’imagine les effets de fondus, les mouvements de caméra), on se quémande s’il n’en résulte pas un échec de la littérature quelque part…

Chez Actes Sud, je me suis permise une escale Goncourt avec Le sermon de la chute de Rome de Jérôme Ferrari : une langue référencée et chargée, qui se veut classique, tout comme l’enseignement des deux jeunes protagonistes, le parisien, Matthieu et le corse, Libero, qui décident de mettre en pratique la philosophie de comptoir. Propulsés en Corse, pour un crépuscule du Paradis sur Terre, l’humanité défile drapée de sa meilleure volonté et de sa plus mauvaise foi, sur les banquettes de la modeste enseigne que les deux jeunes gens décident de reprendre. Ciselé comme une tragédie, le récit ne fait pas de quartier à ses personnages naïfs, qui paieront le tribut du sang pour avoir eu l’audace de leur utopie. Sans originalité, mon capital sympathie est allé tout entier au personnage le plus terrestre, la soeur lucide :

Matthieu venait s’asseoir à leur table, il parlait de ses projets d’animation pour l’hiver, des combines que Libero et lui avaient imaginées pour s’approvisionner en charcuterie, du logement des serveuses, et l’homme qui partageaient alors, pour quelques mois encore, la vie d’Aurélie semblait trouver tout cela passionnant, il posait des questions pertinentes, il donnait son avis, comme s’il lui fallait absolument gagner l’affection de Matthieu à moins, comme Aurélie commençait à le soupçonner, qu’il ne fût au fond un imbécile qui se réjouissait d’avoir rencontré un autre imbécile avec lequel il pouvait proférer à son aise toutes sortes d’imbécillités. Mais elle se reprochait aussitôt la cruauté de son regard, la facilité avec laquelle l’amour se transformait soudainement en mépris, et elle se sentait triste d’avoir le coeur mauvais.

Ajoutons un mot sur l’une des Joyce de Philippe Rey, avec Long week-end, qui retrace le cours surnaturel d’un week-end hors du temps. Une mère et son fils, accueillent sans question, un détenu qui s’est échappé de prison, et qui se fond instantanément dans leur cadre familial. Le titre ressemble à un après-coup, une expiration. Comment représenter cette suspension et cet écartement du temps, avant la fin précipitée de cette incartade presque magique ? Car il s’agit qu’une étrange quiétude, un surnaturel qui casse une triste monotonie pour en installer une heureuse. L’étrangeté et l’acceptation de cette irruption de l’étrange apparaît comme un nouveau normal, incompréhensible une fois extrait de son cadre fermé. Le sursis vient de cette bulle encore intacte, intouchée par les autres.



Et puisque j’ai entamé hier son discours de la stérilité choisie (À l’enfant que je n’aurai pas, Ed. Nil, coll. Les Affranchis), terminons par un petit mot peut-être sur l’écriture enlevée de Linda Lê. Dans Lâme de fond, le décès de Van frappe comme une houle profonde les trois femmes de sa vie, son épouse, Lou, qui l’a mortellement touché dans un accès de jalousie immaîtrisable, sa jeune maîtresse Ulma, au métissage miroir, et sa fille, Laure, adolescente revêche. Roman choral divisé en trois parties (Aube, midi, soir), la parole est délivrée par chacun des quatre corps. Une langue fluide, légère, faisant le portrait de personnages pris entre des terres et des héritages. Van, Vietnamien de souche plus français qu’un Français, défend la langue de Molière comme un mercenaire, et porte le manteau désuet de celui qui radote et que l’on n’écoute plus, comme les bruits de la rue. Tandis que Lou fait le réquisitoire de l’amour qui se détache, de l’amertume des épousailles et une recension des déceptions qui s’empilent en rancoeur, Ulma en revient inéxorablement à parler de sa mère, elle-même inexistante dans son propre récit. Mère à la présence d’ogresse qui a ôté à sa fille dès son plus jeune âge toute valeur présentielle, même symbolique, en actant sur un égocentrisme qui ne connait aucune limite spatiale ou temporelle, et qui conséquemment détruit toute possibilité de notion d’individualité pour sa progéniture. La répétition bat parfois son plein, au point de réclamer un relâchement ou un martèlement nouveau (qui vient avec une révélation relançant l’intrigue). Des différents récits, se dégage une compréhension globale du tableau de leurs existences nouées ; comme si après avoir sauté, d’un pas non leste mais brinquebalant, du bout de la berge dans une barque au chanvre mouillé, on avait cheminé de ces introspections et rétrospections jusqu’à s’assoupir à satiété.

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