Bleuette, j’ai approché Virginie Despentes en lisant Les jolies choses, ma main l’ayant choisi, sans fléchir sur la quatrième de couverture. Lecture coup de poing, qui me laissa désorientée… C’était de la provoque, c’était trash, ça parlait sexe et ça parlait drogue. Et ce couperet venant abattre un personnage féminin, après lui avoir faussement éclairci les horizons : un procédé narratif qui n’était pas neuf, mais qui n’en était pas moins efficace dans la dose d’effroi assénée au lecteur. Mon estomac n’était pas encore bien attaché.
2012. Mon estomac a bien baltringué depuis et ma main se porte de nouveau sur un volume de Despentes, alors qu’elle quête misérablement vers une lecture courte, qui ne laissera aucune place à l’errance. King Kong théorie me troue les tympans dès la lecture des premiers paragraphes, et c’est ce dont j’ai besoin : une bonne secousse.
Manifeste, gueulante, règlement de compte… Quand l’auteure prend son bic et son clavier d’ordinateur, on ne peut pas parler de genre noble : ce n’est pas un Traité à visée éclairante pour mesdames ses pairs, pas plus une Défense des droits sexuels bafoués des femmes (depuis que les hommes ont eu des jambes pour marcher et une langue pour causer). Non, Despentes décide de l’ouvrir et structure son discours selon quatre thématiques qui lui tiennent à cœur et à raison : les discours aliénants, le viol, la prostitution, la pornographie, la féminité, et le tout encadré par un avant-propos bien cash, et un après-propos qui délivre tout autant.
Un franc-parler, cru, dur, non-enrobé, qui insulte volontiers et se contrefout de digresser. L’important est de dire ce qu’il y a à dire, avec le moins d’obscurantisme possible : elle laisse les contradictions à l’air libre pour que l’auditeur s’en empare s’il le souhaite. C’est son combat contre l’art rhétorique : elle laisse sa mauvaise foi bien apparente pour que ses contours soient le plus apparents possibles, sa volonté la plus communicante qu’elle puisse, son propos le mieux arrivé. Elle utilise le je, le vous, le elles et le eux, le nous, le tu. Elle pioche de son passé son expérience du viol, de la prostitution, du X. Elle précise qu’elle a été internée à 15 ans, qu’elle a testé l’assagissement à 30, que la première et la dernière chose qui la constitue et la rend elle, c’est le punk-rock. Qu’un viol forme un esprit et un corps, et accompagne comme une ombre le quotidien d’une vie.
Le début, on le connait. Il a été cité quantité de fois. Je reviens ainsi sur ses deux chapitres liminaires.
« J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché de la bonne meuf. Et je commence par là pour que les choses soient claires : je ne m’excuse de rien, je ne viens pas me plaindre. Je n’échangerais ma place contre aucune autre, parce qu’être Virginie Despentes me semble être une affaire plus intéressante à mener que n’importe quelle autre affaire.
[…] Bien sûr que je n’écrirais pas ce que j’écris si j’étais belle, belle à changer l’attitude de tous les hommes que je croise. C’est en tant que prolotte de la féminité que je parle, que j’ai parlé hier et que je recommence aujourd’hui. Quand j’étais au RMI, je ne ressentais aucune honte d’être une exclue, juste de la colère. C’est la même en tant que femme : je ne ressens pas la moindre honte de ne pas être une super bonne meuf. En revanche, je suis verte de rage qu’en tant que fille qui intéresse peu les hommes, on cherche sans cesse à me faire savoir que je ne devrais même pas être là. »
Despentes se donne pour objectif de l’ouvrir au nom de tous ceux et celles qui ne font pas partie de l’idéal d’une certaine fange – d’un certain conscient ou inconscient collectif – qui s’est construit, déconstruit, transformé au fur et à mesure des siècles, au gré d’une volonté politique d’aplanir les éventuelles tentatives de destituer une prise de pouvoir. Le discours d’une (certaine) féminité, d’une (certaine) masculinité, non-innés et outrageusement subjectifs.
Après avoir exploré diverses pistes pour tenter de saisir cette sorte de féminité, introuvable en elle, qu’on lui somme d’invoquer de ses entrailles, Despentes en conclut que la féminité ne peut être rien d’autre que de la putasserie.
Depuis quelques temps, dit-elle, on n’arrête plus de se faire engueuler en France. Trop minces, pas assez courbées, un tantinet machin, mais au fond plutôt truc. Personne n’est content, tout va de travers, et c’était mieux avant. C’est l’occasion pour elle de faire un bond dans le temps, de revenir à cette période de révolution sexuelle, dont certains chercheurs nient l’existence même.
« Jamais aucune société n’a exigé autant de preuves de soumissions aux diktats esthétiques, autant de modifications corporelles pour féminiser un corps. En même temps que jamais aucune société n’a autant permis la libre circulation corporelle et intellectuelle des femmes. Le sur-marquage en féminité ressemble à une excuse suite à la perte des prérogatives masculines, une façon de se rassurer, en les rassurant. »
Les femmes, en se diminuant, reprendraient ainsi le rôle intemporel de séductrice qu’on leur confère depuis la nuit des temps, et masqueraient les changements qui ont eu lieu. L’histoire ayant montré qu’hommes et femmes sont des bestiaux bien égaux, mais que notre infériorité est une idée bien plus ancrée en nous qu’aucune autre. Le sempiternel : les voies de la Nature sont impénétrables, alors ne les pénétrons pas aujourd’hui et tenons-nous en à ce qu’ont fait nos ancêtres.
Ancre bien solide. Pourquoi la révolution féministe n’a pas donné naissance à des systèmes organisationnels révolutionnant l’espace privé accaparé par les femmes, et l’espace public accaparé par les hommes ?
« Pourquoi personne n’a inventé l’équivalent de Ikea pour la garde des enfants, l’équivalent de Macintosh pour le ménage à la maison ? […] Au lieu de cela, la maternité est devenue l’aspect le plus glorifié de la condition féminine. »
Despentes revient sur cette idée que, si le corps des femmes ne leur appartient pas, le corps des hommes n’est pas non plus appartenu : militarisés, ces derniers sont tout entier possédés par l’Etat, qui dispose d’eux comme Il le désire en cas de conflit. Des jougs contre lesquels tous les membres d’une société devraient œuvrer, ensemble. Des libérations dont bénéficieraient hommes et femmes. Pourtant du côté des biquettes, ça pédale mou. L’une des origines de ce freinage constant : la banalisation et l’accoutumance, des deux côtés, de cette condition non-émancipée.
« Les hommes dénoncent avec virulence injustices sociales ou raciales, mais se montrent indulgents et compréhensifs quand il s’agit de domination machiste. Ils sont nombreux à vouloir expliquer que le combat féministe est annexe, un sport de riches, sans pertinence ni urgence. Il faut être crétin, ou salement malhonnête, pour trouver une oppression insupportable et juger l’autre pleine de poésie. »
On lit souvent, dans la presse notamment, des titres du type « Y a-t-il vraiment encore besoin de féministes dans notre société occidentale » ? J’entends des gens, filles et garçons, sceptiques aux idées et aux débats lancés. Beaucoup de femmes, qui se disent « pas vraiment » féministes, qui ne se sentent aucunement concernées, ou qui considèrent cela comme un mouvement politique, trop radical pour elles. Qui grimacent quand on leur parle d’égalité, une idée abstraite qui n’a plus vraiment raison d’être, en tous les cas dans nos sociétés « à nous ». Mais qui s’accordent sur le sujet du voile, qui n’a pas sa place dans une société qui se refuse à dégrader ses femmes. Ah…
« Pendant des années, j’ai été à des milliers de kilomètres du féminisme, non par manque de solidarité ou de conscience, mais parce que, pendant longtemps, être de mon sexe ne m’a effectivement pas empêchée de grand-chose. »
Ces filles qui grandissent et deviennent femmes, et se sentent parfois coincées, dans la non-répartition des tâches. Mais qui ne veulent pas provoquer de dispute. Qui n’ont pas la patience d’attendre des jours et des jours, qu’une corvée soit enfin exécutée, selon la promesse orale qui a été faite en ce sens. Et qui prennent en charge, à bout de patience et de conflits qui nuisent à la bonne ambiance d’un duo, la dite corvée.
J’entends quelques fois, que les discours féministes sont simplement trop haineux envers les hommes.
Nous sommes en 2012 et hier, dans les rues encerclant l’Opéra, une procession paisible entonnait une messe dont je ne saurai identifier le propos. Par contre, une chose était clairement identifiable : les nombreux panneaux, tous identiques, que brandissaient des gamins, adolescents, vieillards et adultes divers, avec des mentions éclairant les habitants de Paris sur le fait que « L’embryon est un être humain », qu’ « Avorter, c’est tuer », etc. Nous sommes en 2012, et cette même procession peut être mise en parallèle avec une tentative vitale, mais vaine, du gouvernement de faire passer une loi sur le mariage homosexuel.
Être féministe, s’associer au féminisme, rester en éveil féministe, c’est se rappeler que s’il y a des acquis, c’est que des femmes, des hommes, n’en disposaient pas dans le passé. Que ces acquisitions étaient bloquées par des cercles d’influence – politiques ou sociaux – genrés ou non – dans leur propre intérêt. Que si on ne secoue pas du poing de temps à autre, ces acquis sont en danger, par des nouvelles générations servant ces mêmes cercles, dans une ronde mystique et inquiétante qui ne semble connaître aucune fin raisonnable.
« Si nous n’allons pas vers cet inconnu qu’est la révolution des genres, nous connaissons exactement ce vers quoi nous régressons. Un Etat tout puissant qui nous infantilise, intervient dans toutes nos décisions, pour notre propre bien, qui – sous prétexte de mieux nous protéger – nous maintient dans l’enfance, l’ignorance, la peur de la sanction, de l’exclusion. »