Category: Passage au crible

Prendre le rire à son cou

Lorsque Maria Pourchet se décide à mettre à exécution l’un de ses plus anciens projets – écrire un roman – elle se saisit de son ordinateur et accouche de son premier mot : avancer. C’est autour de cette notion que le roman va entièrement manoeuvrer.

Née en 1980, et originaire d’Épinal, comme son personnage principal, Maria Pourchet publie ce premier roman aux éditions Gallimard à la rentrée littéraire d’août 2012, après avoir envoyé son manuscrit avec succès à deux autres maisons d’édition. S’il s’agit de son premier roman, il ne s’agit pas néanmoins de sa première publication puisque Pourchet est sociologue et a collaboré à des publications de revue et journaux (dont le Républicain Lorrain), ainsi que co-dirigé un ouvrage aux éditions de L’Harmattan, Les médiations littéraires (2011). Sur ce dernier sujet des médiations littéraires, elle a pu notamment intervenir à plusieurs reprises dans le cadre de rencontres universitaires et a été attachée temporaire d’enseignements au pôle métiers du livre de Saint Cloud.


L’histoire

Spécialiste de la sociologie, Maria Pourchet utilise sa discipline comme cadre pour son premier roman avec un étonnant sens de l’auto-dérision.

Victoria, ex-étudiante de sociologie, se cherche : assise sur le balcon de cet appartement du premier arrondissement parisien, elle observe la rue et le trou qui se creuse sur le chantier face à son immeuble. Elle a décidé de ne rien faire, attendant que le Destin lui fasse signe. Touchée par une flemmingite aiguë, elle est entretenue de son plein gré par Marc-Ange, son ancien professeur, éminent spécimen de la sociologie que la narratrice nous présente comme éclairé (« L’un des rares à savoir que la sociologie n’existe pas »). Issus d’une première union mise en échec, le Petit et sa soeur sont les deux bêtes noires de Marc-Ange : s’il peut faire sans, il tient à ne pas se gêner. Le premier est un enfant précoce, dont la lucidité et le vocabulaire mettent souvent en échec les arguments des adultes ; la seconde est son exact opposé, demeurée à un stade végétatif de l’avis unanime de son entourage, y compris ses parents. L’inaction de Victoria (recherchée, à l’inverse de celle de Marc-Ange, imposée) devient inacceptable sur le long terme, aussi une enquête sociologique sur les « Vélenvilles » lui est confiée. Au milieu de nombreuses péripéties, les enfants s’installent au domicile de Marc-Ange, Victoria en est expulsée pour infidélité et parasite un autre foyer, celui des Dupont, couple filial de sans-abris, vivant de pigeons et de vols de matériel de « Vélenville » sur le chantier en bas de l’immeuble. Cette déchéance sociale se trouve être une aubaine, puisque cette fois, forcée de contribuer aux revenus, Victoria s’improvise cartomancienne l’espace de quelques jours, tirant parti de sa foi en le Destin, mais surtout de son don de lucidité et d’observation. Cette situation n’est néanmoins pas vouée à durer, et le Petit lui signifie par son absolution qu’elle est habilitée à « remonter ». Néanmoins, Victoria prend part à cette décision et réintègre le foyer conjugal du cinquième étage en ayant amorcé une prise en mains de son avenir.

L’enjeu du titre

Cette problématique d’avancer est un enjeu que l’on perçoit en filigrane tout au long du roman : elle est incarnée par les différents personnages du roman. Victoria refuse d’agir et concentre toute son énergie dans l’attente, Marc-Ange est aux prises du syndrome de la page blanche, Augustin est étriqué dans son couple et dans son travail… et l’enfance du Petit est coincée dans un univers trop intellectualisé. Ce thème de l’avancement est évoqué sur plusieurs plans : à l’immobilisation de la pensée, s’adjoint l’immobilisation physique et diégétique. Trois états sont remarquables en ce sens : un premier état d’immobilisation initiale ; suivi d’une mise en branle, du fait des événements, impliquant une première descente ; complété par une seconde mise en branle, cette fois du fait de la volonté des personnages, impliquant une remontée. Cette mise en mouvement vise à participer au développement personnel des personnages du roman : Victoria est promue de parasite irresponsable à capable de prendre son avenir en mains, Marc-Ange voit son manque d’envie et d’idées déverrouillé, Augustin est finalement désengagé de sa relation conjugale. L’appartement « haussmannien » voit se dérouler la majorité de l’action en huis-clos et donne une apparence de stagnation physique à ses habitants. Victoria, notamment, demeure « suspendue dans les airs » sur son balcon, duquel elle ne varie pas beaucoup. Ses mouvements dans la ville (le questionnaire sociologique en « Vélenville », la promenade touristique dans Paris) offrent une première tentative de mise en branle physique, qui finira par conduire à une mise en mouvement psychique, mais n’aboutissent en l’état qu’à une forme d’observation s’apparentant à l’errance, et à des enregistrements qui ne serviront jamais. Cette union du physique et du psychique atteint son point paroxystique lorsque Victoria se décide enfin à « prendre ses affaires » et quitter l’appartement : prise d’un terrible doute, elle se retrouve coincée entre la cage d’escalier et la porte d’entrée qui lui est refermée au nez, incapable de faire un pas dans un sens (la sortie de l’immeuble) comme dans l’autre (l’entrée du domicile). Il faut attendre l’arrivée de Francis, le concierge, qui la force à partir, nécessitant la place pour accomplir ses corvées. Une nouvelle fois, la protagoniste s’est trouvée inapte à prendre une décision.

Pour traiter cette problématique, Maria Pourchet utilise notamment deux éléments que nous nous proposons d’analyser : d’une part, une narration éparpillée, dont la constante agitation prévient cet enjeu d’avancement ; d’autre part, le choix de l’humour, pour évoquer des thèmes sociaux et critiques (« au sens de « frappés par la crise » et non par « la capacité objective d’exercer le jugement », attention au contresens », comme le dit si bien la romancière).


La voix narrative : une « voix » royale

La narratrice et protagoniste semble a priori être aux prises avec une personnalité multiple. Dès l’incipit, Victoria alterne entre la première et la troisième personne du singulier pour se mettre en scène dans le paysage urbain qu’elle décrit.


Une voix scindée

La voix narrative se présente d’emblée comme double, sous la forme d’une petite annonce, introduisant le thème de la recherche : « De l’autre côté de la route, Victoria née Marie-Laure, Vosges, préfecture Epinal, vingt-huit ans, cherche actuellement à Paris la voie royale. (…) Victoria c’est moi. » Une fois présentée comme plusieurs, elle ne peut s’empêcher d’aller de l’une à l’autre : cette incapacité à se fixer a pour conséquence l’impossibilité de choisir une direction unique dans laquelle aller, et c’est l’immobilisation du personnage comme un tout qui en résulte. Cette scission de la personnalité participe de l’immobilisation. « (Marc-Ange) compte avant d’être mon, enfin avant d’être l’amant de Marie-Laure qui s’était pourtant promis de ne pas tomber dans le panneau, parmi ses enseignants. » ou encore un peu plus loin : « - Tu m’étonnes, ricane un peut fort la maîtresse de maison, car je bois déjà beaucoup trop mais qu’est-ce que vous voulez. »

Mélange de déni et de déresponsabilisation, la voix narrative utilise différents prénoms pour compartimenter ses réactions et ses fonctions. Marie-Laure est la provinciale effarouchée à la mauvaise humeur décomplexée, et Agathe désigne la panoplie étudiante qui ne serait pas tombée dans les bras de Marc-Ange, tour à tour coincée ou sans vergogne. C’est d’ailleurs cette dernière qui est à blâmer pour la tromperie « - Tu sais, amour, il a pris ses précautions. Il ne m’a pas touchée, précise par ma voix Agathe qui me fait honte. »

En les séparant, il devient alors possible de les utiliser comme les outils d’une stratégie d’évitement, un moyen de n’endosser aucune responsabilité et de ne confronter aucun problème. Le personnage peut vivre confortablement dans le déni puisque chaque aspect de sa personnalité (Agathe, Marie-Laure, Victoria) – une notion extensible à l’infini au demeurant – est calibré pour compléter et assumer ce que l’un ou l’autre de ses aspects ne reconnaît pas. Bien que la voix de la narratrice semble elle-même confuse par moments, cette scission est moins symptomatique d’une névrose que d’un refus de faire face à soi-même et de la peur de faire usage de son libre-arbitre. Son être en tant qu’unité propre fait sécession, marquant son désarroi devant l’absence de certitude en l’avenir.


Voix de l’extérieur, voix de l’intérieur

Sa narration semble retranscrire les mouvements que ses cinq sens captent : à ses propres commentaires et pensées, se greffent les paroles et les événements qui se déroulent en-dehors d’elle. La narration vise à unir mouvements extérieur et intérieur, en une tentative rhétorique de rendre sur papier cette réalité de voix multiples qui se mêlent et brouillent les signaux de la pensée et la parole qui en découle. La voix narrative est aussi une vue (« Je n’invente rien. Tout cela est, d’aujourd’hui et en détail, décrit sur un panneau. ») et une ouïe narrative. « Vautré sur la première marche après les boîtes aux lettres, le Petit est plongé dans la lecture d’un magazine. Les rondeurs, c’est chic ; ces hommes qui mentent ; médecines naturelles, qui croire ; s’épanouir, dossier. » Son oeil témoigne de la scène avec une simplicité aride : plaçant le protagoniste dans l’espace, il se contente de lire l’intitulé des pages, pour permettre à l’incongruité de la scène de parler d’elle-même. Sa voix se démultiplie : elle retranscrit celle du magazine, mais par effet de conséquence, également celle du Petit, lui-même en train de lire le magazine.

Plus rentre-dedans, comme dit la langue française qui en a de bonnes. Il faudrait parvenir à me faire comprendre en somme. Ce à quoi j’ai justement renoncé depuis mes quatre ans et les débuts révélateurs de ma vie sociale qui, tiens bonjour, messieurs, dis-je, avisant les Dupont.

Les voix intérieure et extérieure se mêlent. En attendant, Victoria, de son prénom emblématique, a trouvé une « voix royale », un « nous » qui englobe une multitude d’autres voix, dont certaines ne lui appartiennent pas mais rebondissent pourtant sur le miroir de sa psyché. « - Bordel de merde, répond Marc-Ange mais il ne parle pas vraiment de la société. C’est à cause de la palourde qu’il vient de lâcher dans le broyeur au prix que ça coûte. » Il en va presque d’un joyeux boucan dans la narration, qui n’est même pas capable de différencier les discours directs des discours rapportés, les paroles des pensées :

Les conditions, qui sont là pour ça, excusaient tout mais ne changeaient rien, regardons les choses en face : j’avais ramassé un gars dans la rue.
- On s’est tout de même croisés chez vous auparavant ! se défend le type, car je pense à voix haute.

Pour éviter de se fixer sur elle-même et s’offrir le luxe d’un énième interlocuteur, la voix narrative va jusqu’à faire parler Roland, le chat :

Une fois n’est pas coutume, risquons-nous, c’est bon le pouvoir, à sonoriser le chat. Le mieux serait que tu ne m’adresses pas la parole, pauvre conne, prononce donc Roland, déplaçant le présent récit vers la science-fiction et la faute de goût. Ce à quoi nous renonçons immédiatement en invitant le chat à se taire à l’avenir. C’était juste pour essayer.

La voix narrative est avant tout consciente de sa posture, lucide dans ses commentaires et ses possibles, de son potentiel humoristique et de sa fonction illusoire de figure d’autorité.


Une voix énonciative peu sérieuse ?

Mettons Victoria, mettons même Marie-Laure, diplômée du supérieur, engourdie au balcon, faute d’échéances. Mettons faible personnage paralysé par la trouille, obscure, de devenir la Bovary et celle, téléphonée, de devenir sa mère. Quoi d’autre ? N’a jamais cotisé ou quasi. Quoi d’autre ? J’ai la nette impression d’oublier quelque chose. La lucidité. Individu tout à fait lucide. Voilà.

« Mettons Victoria » est une formule familière, orale, posant l’hypothèse d’un personnage. L’énoncé paraît presque accidentel, il souhaite expédier la présentation et ne pas trop s’attacher à déterminer quoi que ce soit. Dès le début, on constate une mise à distance de la narratrice avec son propre énoncé : cette ironie, à son propos, fait d’elle un personnage à la fois lucide et désengagé d’elle-même. Cette levée d’hypothèses sur l’énoncé la présente d’emblée comme une narratrice peu aux faits de ses responsabilités, dont l’auctorialité est un leurre, une tâche fastidieuse dont elle s’acquitte avec peine. La répétition de « Quoi d’autre ? » et le mot final « Voilà » révèlent parfaitement, par leur tournure lapidaire, son désir d’expédier cette présentation.

Les noms ne paraissent pas revêtir d’importance à ses yeux, tant ils humanisent et situent des êtres et des situations avec lesquels elle souhaite demeurer étrangère : la dénomination du Petit et de Dupont Vieux se fait presque à ses dépens d’énonciatrice, et semble être un cadeau inattendu que le lecteur lui a arraché, à force de patience. Mais lorsqu’ils sont enfin nommés, il s’agit pour leurs noms de servir un but humoristique : le prénom de Dupont Vieux est aussi banal que le surnom caricatural trouvé par Victoria (Michel), quant au fils de Marc-Ange… Il s’agit du Petit Nicolas.

Quant à la durée et le lieu, le roman est figé à la fois dans l’espace et dans le temps. C’est le règne du présent. Le passé est clairement oblitéré, on le rembobine exactement comme un film en accéléré. Le temps n’est pas traité de façon vraisemblable : l’emphase est mise sur la dizaine de jours qu’elle passe aux côtés des Dupont. Du reste, le traitement du temps semble être une corvée pour la narratrice, qui préfère rapporter des événements sans s’empêtrer de préambules fastidieux. L’idée de progression est happée par cette absence de cheminement : la situation finale elle-même est introduite par le biais d’un bond dans le temps.

Ce traitement de la mémoire se retrouve dans l’absence de rancune chez Marc-Ange, ou du souvenir d’avoir possédé un recourbe-cils chez Victoria : le présent est prégnant et renforce l’image de personnages accaparés par eux-mêmes.


Le choix de l’humour

L’humour exprime, selon Maria Pourchet, une « forme aiguë de la tolérance ». La comédie est à la fois un moyen et une fin.


Une hygiène d’écriture

L’humour fait figure d’hygiène de l’écriture dans Avancer, tant la moindre situation est traitée au travers de son prisme. Les personnes font pleuvoir les remarques mordantes et ne s’épargnent aucune franchise : la lucidité de Victoria est même une constante invitation à ironiser sa propre situation. L’humour émerge du contraste créé par l’alternance entre les niveaux de langue : le langage soutenu des personnages pour lesquels il paraît impropre au premier abord (le Petit, Dupont Vieux) et les réparties grossières de Victoria et Marc-Ange. Les personnages présentés comme « éduqués » (l’étudiante, le professeur) sont ceux dont la langue est la plus relâchée.

Son écriture vise à retranscrire, comme nous l’avons déjà dit, le mouvement de la vie à l’intérieur de la narratrice et à l’extérieur. De ce fait, elle détourne les règles linguistiques et typographiques afin d’en rendre un usage modernisé et oralisé. Il ne s’agit pas de jouer sur l’orthographe pour rendre le français quotidien parlé, à la façon du néo-français de Queneau, mais la rythmique de son style présente des similarités, et un résultat comique analogue.

C’est dans ce sens que dans le cadre de la présentation du Petit, elle « ouvre » les parenthèses, non pas comme à l’écrit par leur signe typographique et silencieux, mais en signifiant verbalement l’action de les ouvrir, amplifiant la force de sa voix. Cette voix narrative veut être entendue :

En résumé, pour le Petit, trois choses à retenir : rempli de connaissances inutiles, pas sortable, appartient à un autre foyer fiscal, fermons la parenthèse.

Ce contournement des règles grammaticales visant à mimer le langage parlé se retrouve notamment dans l’usage de la ponctuation. On relève, par exemple, l’absence de marquage de l’interrogation : « Est-ce que je règle la circulation, non. » L’intonation est celle de l’affirmatif. Cette question rhétorique se voit ôter sa marque interrogative pour apparaître dans sa véritable nature, dont l’évidente réponse devient incluse dans la phrase même, n’étant plus séparée que par une virgule. Dans une optique similaire, l’usage de la virgule remplace celui du point ou des tirets de dialogue : la phrase devient le réceptacle de multiples informations (narration, commentaires, discours directs et rapportés, etc) et la virgule seule permet d’en dissocier les éléments.

Maria Pourchet détourne donc la codification syntaxique figée de l’écrit, pour offrir une écriture mobile, inventive, mélange d’expression orale et de pensées.

Des personnages anti-héroïques

L’humour provient de ces personnages égocentriques, sans-gêne, opportunistes et sans scrupules, qui disent tout haut ce qu’il est bon de penser tout bas : ce sont des personnages qui, littéralement, pensent à voix haute. Ils n’ont que très peu de retenue verbale.

Victoria s’apparente à une anti-héroïne du genre picaresque : elle narre, d’une voix lucide qui n’épargne personne, sans aucune marque de jugement. Un jugement de sa part induirait une volonté de changer ou d’améliorer l’état des choses ; or, il s’agit pour la narratrice d’établir les faits, de peindre d’après nature et de s’en divertir. Dans une certaine mesure, elle incarne le rejet de certaines valeurs sociales : le travail, l’indépendance, la famille recomposée, le couple. Dans une société où l’accent est mis sur l’effort et le développement personnel, Victoria se montre opportuniste et sans scrupule, dépourvue  de savoir-vivre, de serviabilité et d’amour pour son prochain. Elle semble, au premier abord, être un personnage irrécupérable : ainsi, tandis qu’elle est prise sur le fait de la tromperie par Marc-Ange et le Petit, qu’elle imagine choqué l’espace d’un instant, elle a ce geste mécanique de caresser ses cheveux, mimique empruntée dénuée de sens, dont l’hypocrisie de tarde pas à apparaître d’un côté comme de l’autre (condensée dans le performatif « je lui explique qu’il n’a rien vu« ), provoquant alors une chute jubilatoire :

J’entreprends de caresser les cheveux du gosse. Tout doucement. Ce faisant, je lui explique qu’il n’a rien vu, et que, dans le cas contraire ce n’est pas grave. Il en verra d’autres. Mais le Petit a l’air calme. Il précise simplement que, sans vouloir être grossier, il vient de se laver les cheveux.

L’adulte est dépeinte dans toute son irresponsabilité, n’en démordant pas, même dans les situations les plus poussées. Le ton cynique de Victoria fait face au Petit, drapé de dignité pour deux.

Victoria, Marc-Ange (dans son rôle de père qui ne recule devant rien pour se débarrasser de ses enfants), la soeur, le Petit et Augustin, ont des attitudes dans l’ensemble aberrant, semblant en porte-à-faux avec la bonne conscience de leur époque. L’auteure met en scène des personnages complaisants, dont la franchise balaye les fioritures habituelles du langage social (la scène du dîner « bourgeois » organisé par Marc-Ange est en ce sens probante et se présente comme le reflet antinomique du reste du roman, où l’hypocrisie et la langue de bois sont reines). Ces comportements et sentiments dont se font écho les personnages sont ceux que la société censure ou réprime, des comportements dénués de toute noblesse qu’il n’est pas prévu d’assumer. On peut se demander alors si ces personnages foncièrement frondeurs et ironiques ne sont pas une critique de la comédie sociale qu’il faut mettre en oeuvre pour ne pas autoriser des ressentis inacceptables dans leur authenticité, dont la verbalisation ouvrirait la voie au désordre tel qu’en témoigne Avancer.

L’absence de tragique

Le roman est bien décidé à se moquer et à tirer une leçon de ce personnage récalcitrant, plaçant tout entre les mains du Destin : Avancer vise à montrer à ses personnages qu’aucun déterminisme ne saurait les enfermer, et qu’il s’agit simplement pour eux de mettre en branle l’exercice de leur libre-arbitre. Ainsi, chaque situation ayant un potentiel tragique voit ses codes détournés à des fins purement comiques : « Je goûte comme un sentiment de danger. Subtil. Pas désagréable. (…) L’extérieur est connu pour son hostilité. Il pourrait m’arriver n’importe quoi. Mais le piéton passe au large, le chien avec, certainement visaient-ils autre chose.« . Les accidents graves sont relayés au statut de péripéties, l’énonciatrice les traitant avec un relativisme teinté de cynisme : on le constate lors de l’accident de voiture de la mère des jumeaux, provoqué en partie par Victoria. L’ironie tragique de la situation (les deux protagonistes ignorent chacune l’identité de l’autre, l’accident provoque l’incapacité de la mère à prendre soin des enfants, et déclenche ainsi le pire cauchemar de Victoria : la garde de Marc-Ange, entraînant des changements au domicile et possiblement la tromperie) devient un élément fondateur de la comédie. Ce hasard, à l’image du meurtre accidentel de son père par Oedipe (comme chez Cocteau, pour sa dimension humoristique), propulse la série d’événements perturbateurs qui conduiront Victoria à descendre dans la rue. Mais à la place d’un dénouement tragique, il s’agit en vérité d’un élément ouvrant la voie à sa responsabilisation.

« On peut le dire tout de suite pour souffler : la revanche du Destin n’advint pas. Il doit y avoir une certaine marge. Ou bien des échéances. » Ainsi, les événements tragiques deviennent des puits à répercussion comique dans leur absence de conséquences graves :  la chute de la soeur du balcon du cinquième étage, un événement dramatique, devient un énième rappel de sa bêtise et un élément humoristique lorsqu’elle se trouve sauvée par la présence d’un store.

Les événements ne sont jamais déterminants, il n’y a pas de passion forte, les personnages pardonnent, et lorsqu’ils manquent leur chance, une autre se présente. Les actes ont des conséquences qui ne paraissent pas sceller le sort des personnages : c’est le pragmatisme qui prime.

Le personnage de Victoria est mis dans des positions grotesques : elle ne parvient à réfléchir qu’aux toilettes, quitte à utiliser les toilettes du chantier. Le ridicule de la situation vient de ce lieu, impropre à la réflexion, mais qui dans le cas de Victoria, la génère. Ce lieu sans noblesse, mais qui demeure un « trône » pour Victoria, est pourtant le dernier bastion d’intimité pour s’isoler du monde. Avancer montre qu’on est souvent interrompu et entravé dans les tâches que l’on souhaite mener à bout, que la ville, la famille, sont des perturbations dont on cherche à se prévaloir, mais qui à l’arrivée, jouent un rôle moindre que le libre-arbitre (ainsi, Marc-Ange dispose d’un bureau dans lequel il est interdit de pénétrer, mais l’existence de cette « pièce à lui » ne suffit pas à lui permettre d’être productif).

Il n’arrive jamais rien de grave. Mélange de paresse et d’effronterie, c’est avant tout son absence de vision à long terme qui permet à Victoria une telle déchéance.

Maria Pourchet introduit une galerie de personnages aux comportements censurables, qui amusent par leurs perpétuelles transgressions : elle les déculpabilise sans toutefois les déshumaniser tout à fait, leur accordant toujours une conscience in extremis des limites à ne pas franchir. Personnages fondamentalement imparfaits, le dénouement leur accorde chacun une situation finale plus satisfaisante que leur situation initiale, réalisant ainsi l’avancement désiré (même la soeur du Petit voit son sort illuminé de l’espoir de s’en sortir). La conclusion est dépourvue de toute valeur moralisante. Il n’y a ni aveu, ni contrition.  Le récit distrait plus qu’il n’instruit, il vise à faire sourire et montrer avec bonne humeur et légèreté la capacité de personnages récalcitrants à se dépêtrer d’eux-mêmes. C’est une conclusion positive, pour un roman qui n’a cessé de l’être tout du long.

Cependant, si l’humour, du mot de Kundera, est l’ivresse de la relativité des choses humaines, Avancer ne va pas jusqu’à s’en enivrer à tout prix. Bien que le mode comique soit la réponse de la voix narrative aux situations de gravité, la lueur d’une conscience des limites du cadre romanesque s’immisce pourtant dans sa narration, aussi éphémère soit-elle. Ainsi note-t-on, de prime abord, l’ironie avec laquelle est traitée la scène de l’agression de Victoria par Furet :

Cette gourde régionale devait bien se faire agresser un jour ou l’autre. Ça dessale, une agression, c’est fait pour. Et puis tu aurais continué à penser que les viols, c’est dans le journal, plaisante Victoria, à qui ça ne risque pas d’arriver.

Comme à son habitude, la narratrice dédramatise l’événement et assène son ton d’ironie fataliste. Pourtant cette fois, c’est un silence abyssal qu’oppose Marie-Laure, marquant l’échec de la voix narrative à se convaincre elle-même. Le traumatisme est établi et sa relativisation est mise en échec.

Pour conclure sur cette nuance apportée à la comédie, nous relèverons deux situations du roman dont la tonalité pathétique s’avère déstabilisante, dans un ouvrage qui ne se départit jamais de son ton humoristique. Il s’agit des deux approches des utilisateurs des « Vélenvilles » : Louis et le couple de nageurs, Jérôme et Cédric, semblent être les uniques remparts résistant à l’ironie de Victoria, qui dans le cadre de son étude sociologique, n’est présente que pour les enregistrer en l’état. Ces deux moments fonctionnent comme deux entractes, à la manière du monologue du jardinier dans Electre, de Jean Giraudoux.

Louis, l’utilisateur du « Vélenville » et de la laverie du Panthéon coursé par Victoria, nous est introduit comme un garçon à « la trentaine hésitante » : paralysé entre sa place sociale et sa conscience sociale, il représente l’impossibilité du moi à faire fi du monde qui l’entoure. Il en a intériorisé les codes, les attentes, les valeurs : tout en admettant une certaine mesure de superficialité de ces codes, il ne peut atteindre un sentiment d’acceptation et d’accomplissement du moi puisqu’il ne leur correspond pas. Son sentiment d’échec est tiré de sa non-conformité. Louis est aussi la voix d’une classe moyenne prise entre deux feux : celle de la bonne conscience (il ne faut pas mépriser ou se sentir repoussé par la notion de prolétariat) et son individualisme de classe – et d’époque. Tout comme Victoria, c’est la culpabilité qui peut motiver ses bonnes actions. Louis a le syndrome moderne de « l’éternel étudiant », qui ne s’assume pas, tiraillé et meurtri, incapable de renvoyer une image de réussite « conforme » (la voiture, la femme, la machine à laver). Malgré sa pleine conscience de la superficialité de ces attentes, son sentiment d’infériorité est inhérent : l’image de raté que lui renvoie l’inconscient collectif est une matraque à laquelle il ne parvient pas à échapper.

Ce passage d’Avancer agit comme un interlude : la parole est soudainement donnée à un passant, un « jeune homme » tout le monde, une voix parmi les voix, avec tout ce qu’elle contient d’incohérent et de vrai. L’ absence d’intervention de Victoria retire à la scène sa tonalité humoristique, et le monologue de Louis acquiert une surprenante – mais inévitable – tonalité pathétique. Tout comme l’échange de Jérôme et Cédric, la parole émotive est accordée à une figure prosaïque, actuelle, avec la possibilité d’échapper à la lecture humoristique de la narratrice. La longueur de l’intervention, une quasi-exception du livre, et la disparition de la voix ironique, rend l’impuissance de cette voix pathétique considérablement touchante.

Contents ports 1.0

Bon. Et si nous jactions un peu la France, histoire de textualiser ce présent effort d’actualisation sans presque-précédent ? Je ne l’écris pas son honte, que nenni, il s’agit bien là d’un effort, la Courtille de mes lectures prenant d’usage un siège en contrée étrangère. Mais bien heureusement, de cet effort-là, la sueur est modique et bien souvent féconde, quand elle n’est parfois pas absente.

Le comté France donc, mais attention : on ne cause pas de naguère mais bien du temps qui court, celui qui fend l’air de sa croupe, s’échevelle la frange, s’égruge le vernis. Celui qui détale dans l’espace quand on veut lui remettre les idées en place : le content forain. Ce temps-là, bien que l’on y soit vivace, on s’y noie tout aussi grassement qu’un bâton de pomme-frite dans une mare de mayo. C’est pas faute d’essayer (un peu, à la force molle du techno-addicte) mais le contemporain déborde de tous les ports, si bien que l’on finit toujours par revenir vers le dicible, le reconnu, le familier. Adiosse le tsunami de nouveautés, salute les valeurs sûres déjà goûtées ! Hélas cet état d’endormissement mène bientôt à de l’insomniscience si ce qui fait défaut grandit l’obsession du largué. En d’autres termes : pour dormir sur l’une de ses deux oreilles, il ne faut pas avoir de regret. Non, de remord. Non, de… frustration ? Mais de quoi ne faut-il pas manquer pour bien sombrer ?

L’angoisse du vide s’affirme chez moi par l’absence de connaissances. Ne soyons pas relativistes et parlons donc de connaissances nécessaires : non pas de celles qui permettent de changer une roue sans smartphone, mais plutôt des acquis expectés dans cette chair qui est la vôtre. Vous êtes un habitat et son locataire a des taxes à payer en fin d’année ; et vraisemblablement des comptes à rendre bien plus souvent. Angoisse, ma Gisèle ; détresse, mon David. Pour remédier à cette angoisse, ding-dong : un bâton de sourcier, et le sourcier qui l’accompagne. Sans cela, mes tâtonnements se limitaient à du 2012 : Deck, Chiarello, Salvayre, Pourchet et de projetées Lê, Pireyre… Assez de terre fraîche pour faire une jolie motte, mais pas de quoi combler un cratère.

Heureusement il y a le syllabus, cet outil indissociable du normé, cet appendice, avec sa joliesse séductrice d’agréé. Je m’en plains peu, ça me facilite toujours le travail, n’étant pas une fine snifeuse de page fraîche, encore moins une juge méditative en avance sur son ombre. Je ne dégaine d’ailleurs que peu, pour ainsi dire, et bien souvent je touche à défaut ou me tire dans le ventre. C’est en piètre experte de la prose que j’expose ma compagnie. Mais va-t-on seulement pourfendre un peu de Beau-Texte à la fin, me diront les gens venus pour faire affaire ?! Ouiouioui, faisons commerce allez !

Puisqu’il n’y a plus de honte à maintenir (voir Argumentaire pour une survie litt&raire ci-avant), ne commençons pas par l’écriture plate d’Annie Ernaux, ni celle contaminée d’Hervé Guibert : d’autant que ce dernier est encore intronisé dans le dernier Magazine Littéraire (soyons ribamrebelle et différons).

Aparté : il n’autorisa la publication que de sa correspondance à Eugène Savitzkaya, mais après lecture des deux premières lettres, je me demande bien pourquoi. La proximité m’en a donné un malaise insurmontable et j’ai stoppé ma lecture.

Vous ne savez pas si vous aimez les animaux mais vous en voulez absolument un, vous voulez une bête. C’est l’une des premières manifestations de votre désir, un désir d’autant plus puissant qu’il reste inassouvi.

Partons dans le désordre donc : j’ai refermé il y a quelques jours un ouvrage d’Olivia Rosenthal, dont le nom ne m’avait jamais été évoqué, malgré une liste d’oeuvres plutôt longue. Publié aux éditions Verticales, maison dont je commence à peine à découvrir la richesse (spécialisée dans la littérature française contemporaine) et arrêter de ciller devant les couvertures un tantinet éteintes (voilà c’est dit, la police ne me convainc pas), Que font les rennes après Noël ? disposait d’une quatrième rappelant vaguement beaucoup celle de Viviane Élisabeth Fauville, dont mon coeur s’est entiché voilà quelques mois : synopsis obscur (voire inexistant) mais d’un ton princieux  d’Inca bilobé qui était fait pour m’appâter. Étrangement, le résumé offre un éclaircissement pour le lecteur distrait qui ne se serait pas sorti de sa narration en zigzag :

Vous aimez les animaux. Ce livre raconte leur histoire et la vôtre. L’histoire d’une enfant qui croit que le traîneau du père Noël apporte les cadeaux et qui sera forcée un jour de ne plus y croire. Il faut grandir, il faut s’affranchir. C’est très difficile. C’est même impossible. Au fond, vous êtes exactement comme les animaux, tous ces animaux que nous emprisonnons, que nous élevons, que nous protégeons, que nous mangeons. Vous aussi, vous êtes emprisonnée, élevée, éduquée, protégée. Et ni les animaux ni vous ne savez comment faire pour vous émanciper. Pourtant il faudra bien trouver un moyen.

L’histoire utilise un jeu de voix narratives alterné : la première, la principale (?) est la voix d’une enfant, d’une petite fille, d’une adolescente, puis d’une femme. On la cueille sur ses quatre pattes, alors qu’elle rampe son désir encore opaque de posséder un animal sauvage domestiqué, pour au fil des chapitres l’accompagner dans sa croissance et sa maturité. Sans identité bien définie, on ne connait d’elle que ses quelques pensées obsessionnelles sur les animaux, et son désir inassouvi d’en détenir un, sa relation forte et abandonnée avec sa mère, et ses quelques péripéties qu’elle enfouit bien confortablement dessous la conscience. Au fil des paragraphes qui s’alternent, on la devine grandissant, on la sait grandie, on écoute ses tentatives de s’expliquer un certain manque d’indépendance (« Vous ne désirez rien d’autre que de vous enfermer. ») Les émotions n’ont pas l’air de la tirailler, la narratrice est plutôt à l’aise avec l’idée de rester emmitonée dans son cocon familial, s’affranchir est à la fois un désir et une dernière priorité. Mais surtout, elle s’interroge : c’est ce qui la caractérise toute entière. Elle agit peu, mais s’interroge beaucoup : Qu’est-ce que s’affranchir ? Qu’est-ce que s’émanciper ? Pourquoi est-elle si bien élevée ?

On ne vous dit pas ce qu’on faisait des rennes après Noël. On ne vous a pas expliqué ce qu’il advenait du corps inerte des animaux. Entre les contes de fées et la vie réelle il y a un vide que vous n’arrivez pas à combler. (…) Vous décidez, si vos parents continuent à vous cacher la vérité, que vous partirez avec les rennes juste après Noël. Vous trahirez.

Vous reprenez peu à peu l’habitude d’aller au cinéma avec votre mère. Vous la laissez choisir le film, le jour, l’heure et la salle, vous n’émettez aucun avis, vous ne vous émerveillez pas, ne vous énervez pas, ne vous emportez pas, ne commentez pas, c’est votre manière de vous venger. Vous vous absentez.

Vous ne bronchez pas, vous ne soufflez pas, vous ne râlez pas, vous lisez, vous écrivez, vous remplissez les copies, vous passez des examens et des concours, vous étudiez sans effort, vous êtes à côté, derrière, sur le bord, vous êtes vague, vous êtes légère, vous êtes insaisissable, vous êtes nonchalante, vous traversez l’existence comme s’il s’agissait d’un nuage, d’une fine buée, d’une matière cotonneuse et sans résistance, vous vivez en somnambule, vous êtes anesthésiée, vous êtes endormie, vous êtes assommée, rien ne peut vous réveiller. Vous apprenez qu’on peut être ensemble et séparés. Vous vous absentez.

Un paragraphe sur deux, ce « Vous » narratif nous abandonne pour laisser la place à une voix plus impersonnelle : on en dessine son destinateur en prenant patiemment connaissance de tous ces détails techniques sur l’élevage et le dressage d’animaux. De l’imprégnation, le marquage, l’émancipation progressive, l’origine du sida (soit la cambrousse)… Cette figure masculine, qui change de peau au fil des chapitres, se présente petit à petit comme dresseur de faune sauvage, comme un éleveur, comme un soigneur : il dévoile des détails techniques, médicaux sur son métier, sur l’attachement aux bêtes, sur la distance critique qu’il faut garder et sur les bêtes elles-mêmes. Les descriptions sont souvent froides et scientifiques, teintées d’humanisme : certaines révulsent, choquent ; d’autres intriguent, éclairent. On y apprend le cycle de vie des animaux en captivité, les changements altérés dans leur physiologie, le besoin de les faire échapper à l’ennui. La problématique du dresseur revient souvent à rétablir une forme d’équilibre entre le quotidien aseptisé de l’animal et la nécessité de lui insuffler un souffle d’état sauvage, aussi artificiel soit-il, en commençant par une rupture partielle avec l’intimité qui peut naître de la proximité humaine.

Dans son introduction aux principes de la morale et de la législation (1789), Jeremy Bentham s’interroge sur la place des animaux dans la classification des êtres vivants. Si le respect qu’on accorde aux êtres vivants n’est plus fonction de la raison mais de la sensibilité, et par extension de la capacité à souffrir – puisqu’il est toujours plus facile de lire sur un visage quelconque la peine que le plaisir -, il devient urgent de changer de point de vue sur les bêtes. La question n’est pas : les animaux peuvent-ils parler, mais : les animaux peuvent-ils souffrir ?

La question du périmètre est intrinsèque aux deux narrations : mais d’ailleurs, que faire de cette alternance ? Des thèmes reviennent d’un texte à l’autre : la filiation, le désir, la mort, l’émancipation… Les liens semblent quelques fois très ténus d’un paragraphe à l’autre, parfois brumeux. Lorsque le dresseur décrit en détails comment réussir la décongélation d’un rat (pour que le serpent qui devra s’en repaître ne le rejette pas en flairant l’arnaque – la proie pas fraîche), on serre la bouche en coeur sans réellement mesurer son impact sur le second récit. C’est la question qui m’a taraudée : qu’est-ce que les exposés du dresseur apportent au récit de croissance de la jeune fille ? Comment peut-on les lire ? D’une manière ou d’une autre, l’un des deux récits prend l’avantage sur le second (dans mon cas, la continuité narrative, l’effet de progression chronologique aidant) : car contrairement au W de Perec, ce sont des paragraphes qui s’emboitent, et non des chapitres. Il est impossible de s’immerger complètement dans l’un comme dans l’autre, sauf lorsque le morceau qui vient d’être lu fait rentrer en jeu une donnée à suspense. Le récit de cette passionnée de bêtes frustrée se calque largement sur ce jeu de données, puisqu’en concluant toujours ses interventions sur le même modèle (le sujet accomplit une action, dont la modalité peut évoluer, régresser ou se stabiliser), elle pousse le lecteur à s’accrocher à sa voix en attendant attentivement une suite – une chute – quelque rétribution à la clef de ce ressort narratif.

Vous aimez les animaux.

Vous insistez.

Vous insistez.

Vous résistez.

Vous n’en dites rien à votre mère. Pour mentir, il faudrait parler.

Vous voulez trahir, vous ne savez pas comment vous y prendre.

Vous ne savez pas encore comment vous y prendre mais un jour vous trahirez.

Vous trahirez.

Vous vous oubliez.

Vous vous préparez.

Vous êtes contaminée.

Ces phrases assez simples ponctuent chaque levée narrative : de page en page, elles se déforment, se pervertissent, s’annulent, pour accélérer l’action dans le dernier morceau du livre. Le défaut, la fatalité, la possibilité qu’offre cette permutation, et ce serait là ma réserve, est que la primauté que prend l’une des deux voix fait passer derrière un voile les propos de la seconde : tant et si bien qu’il est parfois difficile de se souvenir précisément des riches détails rapportés par les comptes-rendus du dresseur. Le coup fatal fut porté par le film de Jacques Tourneur, La féline, que la jeune femme retrace et commente copieusement : mon affection pour ce film tant de fois visionné m’a transportée par-delà l’alternance vocale et m’a leurrée dans la croyance d’une unité complète du texte. Ce qui ne relevait pas d’Irena Doubrovna est en réalité passé à la trappe de mon attention, sans que je m’en aperçoive. D’où l’interrogation d’un tel procédé et les résultats escomptés : je n’ai nullement réussi à extraire de l’ensemble une forme totale de complémentarité ; au mieux, elle s’est réalisée à des endroits bien spécifiques, partielle donc. Au pire, l’une des narrations a estompé l’autre.

Pour écrire son livre, dans la continuité de l’écriture polyphonique d’On n’est pas là pour disparaître, l’auteure a réalisé une dizaine d’entretiens avec des gens travaillant directement avec les animaux : éleveur, dresseur, soigneur, boucher… pour en tirer la matière de préparation à la dimension documentaire de l’ouvrage. Mais c’est aussi d’une envie d’écrire sur les rats que nait cet ouvrage, comme elle le rapporte avec humour, un ouvrage traitant finalement de la domestication de l’humain.

Pour raconter ce qui a trait du passage de domestique à sauvage ou de sauvage à domestique, le mieux est de raconter l’histoire d’un humain depuis le début.

Au début, est-ce qu’on est sauvage ou domestique ?… Je n’ai pas réussi à savoir.

Olivia Rosenthal, à propos de Que font les rennes après Noël ?

Il reste qu’il s’agit là d’un regret quant à ma réception du texte, qui m’a beaucoup plu et dont je n’ai pu tirer autant avantage de la forme que je l’aurais souhaité. Quant aux enjeux de domestication, ils apparaissent dans toute leur limpidité en conclusion du livre, au cours d’une montée raide et libératrice, qui fait exploser l’anesthésie narrative et brise définitivement son consentement à être bridée. Un texte intrigant et hautement captivant.

Après votre divorce, certaines personnes continuent de vous donner votre nom de femme mariée, nom que par ailleurs vous n’avez jamais porté. Tout vous énerve.

À votre âge, il va falloir penser à faire des enfants sinon il sera trop tard. Vous ne voulez pas faire des enfants. Vous ne voulez pas devenir mère. Tout vous énerve.

Malgré vos explications, votre gynécologue n’a pas très bien compris votre changement de sexualité. Toujours pas de rapport sexuel ? demande-t-il d’un ton gêné à chacune de vos visites. Tout vous énerve.

Vous écrivez un scénario qui raconte une histoire d’amour entre deux femmes. Le producteur vous suggère de garder la même trame et de changer seulement le sexe de l’un des protagonistes, entre un homme et une femme ça ne sera pas tellement différent et ça sera plus universel. Tout vous énerve.

Vous avez quarante-quatre ans et on vous dit toujours mademoiselle. Tout vous énerve.

Quand vous marchez main dans la main avec une femme dans les rues d’une ville moyenne, les piétons vous dévisagent et se retournent sur votre passage. Tout vous énerve.

Vous êtes étonnée, vous êtes désarmée, vous ne maîtrisez rien, vous ne contrôlez rien, vous vous passionnez, vous vous énervez, vous vous engagez, vous vous impatientez. Après des décennies de rétention, de contention et de déni de votre part, vous n’avez plus le temps de vous justifier ou d’attendre. Vous lâchez ce que vous avez retenu tant d’années, vous l’exprimez. Vous découvrez la colère.

J’avais originellement prévu de regrouper quelques impressions vivaces sur la multitude de pages engouffrées dernièrement, mais de toute évidence, ma langue s’est déroulée un peu plus longuement que prévu. Ernaux, Échenoz, Chevillard et Guibert sont repoussés.

Neighbouring Fields in O Pioneers!

In her novel, O Pioneers!, Willa Cather retells the story of a strong and determined pioneer, Alexandra, who overcomes all difficulties of the Wilderness in order to settle her clan. She works hard on the land and is depicted as rather calm and unpassionate. Although the novel seems to be on the side of the actions Alexandra undertakes, it also introduces Marie Shabata, a romantic and indomitable woman who does not share the interest of the pioneers for civilizing the land, but reveres instead the beauty of a natural world remained untouched.

In this extract, the chapter V of Neighboring Fields, Cather opposes two conceptions of Nature, the Pastoral mode and the Wilderness, in order to underline the imposssibility of being of the latter and the need to invest in human ability to find a sustainable environment. First, we will center on how the Wilderness gives a sense of a Lost Paradise in the following passage ; then how Fall and Death only are to follow this ephemeral state of Paradise; and finally, how the Pastoral is valued as the chance of a new beginning for humans.

I – The Wilderness as a (Lost) Paradise?

The passage takes place in the neighboring fields next to the farm of Alexandra. The domain of the Linstrum has been purchased and is now inhabited by Frank and Marie Shabata. Contrary to the ordered and cultivating Alexandra, Marie has left her space as undomesticated, matching her conception of Nature. Indeed, according to the young Bohemian, Nature should not be altered by humans. As she quotes Ivar, the figure embodying the belief in the supremacy of Nature over Man in the novel, she underlines the fact that humans have no right to print their mark on natural elements and, consequently, gets very distressed when she witnesses their hunting act, which she sees as a destruction of life.

But this Wilderness is first given a sense of primitivism with a handful of analogies with a state of (lost) Paradise. This is indicated with the choice of the setting, a garden let to a savage state. It is inhabited by a man and a woman who appear very close in looks and in actions. They « move softly, keeping close together » and with this Transcendentalist idea of togetherness, of one entity standing for two bodies, is reflected the fact that Nature seems to correspond with them. Marie identifies herself with the bird when she sympathizes with it: « they were having such a good time », « they were scared but they didn’t really think anything could hurt them ». They are intrinsically linked to Nature.

Their actions themselves send them back to a primitive picture of life: they are hunting, though not completely gathering as in the biblical myth of the Genesis. However, the adaptation of the myth with the introduction of a bird brings a sense of ethereal life, with the « sky » space and the feeling of protection conveyed by the sense of unreachability. As Paradise, the place seems to be a safe and a peaceful one. This is enhanced by the image of the flight and the wings recalling those of the angels. But as the red apple has been turned into a red bird, it literally comes up with a fall before even being eaten: this seeming heavenly vision is to be deceived.

II – The Wilderness as a place for Fall and Death

Notwithstanding its features echoing an image of a Lost Paradise, the Wilderness here is a place standing for Fall and Death. It is a place of Fall with the ominous one of the shot bird. Indeed, a few chapters later on, Emil and Marie – consuming their love – will be shot to death by Frank Shabata in their garden. The fall of the bird prefigures the tragedy to come, along with other ominous elements: the sympathy of Marie for the bird has a tragic connotation, intensified by the sense of time and of the color red, omnipresent throughout the passage. The warm color becomes the color of blood, of what is still warm (the shot bird, on the ground) but will soon join the cold of the dead. From unity, a still figure, they turn into two separated bodies. Once Emil has picked up the dying bird, the two young people cannot reconciliate. And Marie herself suffers from a double split, since she agreed at first to come on her own and cannot cope with the idea and the view of it anymore. She is overwhelmed by her dual feelings and moves one further step away from her young companion.

This movement of transition from a state to another is also expressed throughout the changing mood of Emil: when they first burst into laugh, it is joy and lightness that they both share. But the coming of a second laugh (« Emil gave a rather sore laugh ») suggests the transition to a more serious state; gravity has printed its mark on the Wilderness and its inhabitants. From the seemingly flapping of eternity in the air, the bird falls down to the ground to embrace a mortal existence: and with the sense of mortality comes along the sense of finitude, within the perspective of death.

III – Pastoral as a new beginning for humans (the only one?)

In the garden, Emil and Marie seem sheltered from the rest of the world. They are blind, « cannot think » any longer, but more importantly, they do not notice the fact that they are observed. The observer, Carl, stands as a compromise between two representations of Nature, the Pastoral and the Wilderness. Being a double for Alexandra, the pastoral is suggested as a possibility of a new beginning for humans. Indeed, once they have fallen, the land is theirs, they should consequently accomodate to it. It is represented through the laudatory images of fertility and rebirth.

Carl decides to get up before dawn to see the sun rising: he leaves the house of the Bergson with the intention of witnessing the birth of the day, a cyclic birth since it occurs every day (therefore an ultimate image of fertility for it cannot be exhausted). This is evoked through the diction of the day (« afternoon », « evening », « night », « dawn », « sun rise », « sun come up », « sun »), the repetition of « early » and « morning » (six times).

This image of birth is supported by the image of fertility of the pastoral with the vision of the cows milked. Cather uses repetitions to stress on the good to be drawn from the pastoral: « pasture », « grass » and « farm » are repeated over and over, among other « cornplowing », « field », « garden », and « prairie » (etc). The recurrence of the image of « milking » (four times) turns the nature that has been domesticated into a positive birth giver. Here the darkness of the night gives birth to the golden of the day and humans can help nature to be productive, as opposed to the young couple seen as life takers. They can even cohabit in peace with it, as it is given additional weight by the silent greeting with Ivar. This is highlighted by the Transcendentalist representation of Carl given in the extract.

Indeed, the path of Carl is characterized by movement and its counterpart, stillness. As he « steals downstairs », « hurries up », « walks rapidly », « comes over », « races in » etc, he triggers off a motion that must bring him very quickly to the state of stillness he is looking for. It is the stillness of meditation, of contemplation on top of the hill that he seeks for, a place in the pasture where serenity lies, where he can get closer to nature and its very origins. In this closeness, he can witness the awakening of Nature and the motioning of life: from silence, he gets to find out the first sounds of the morning « creatures » that « chirp », « twitter », « snap », « whistle », do « shrill noises ». There are euphonic sounds, musical noises that have nothing to see with the gunshot. It is a life he is in harmony with. This sense of harmony is emphasized by the vision of the past fathered by the present pastoral. The civilizing Alexandra is at peace with her environment and her beasts, she is associated with an abundance of light, and is herself pictured as an icon, basking in the glow of the golden light (and her non-sexual fertility, « milking » cows, somehow links her to the Virgin Mary).

In conclusion, if the Wilderness presents analogies with a mythical Paradise on Earth, it is only to emphasize that it is doomed to fall, showed with Marie’s displaying of romantic, extreme feelings that cut off from the rest of the environment. Whereas the civilized nature represented by Alexandra’s doing in the fields has more to share with a compromising vision of a Lost Paradise that can be re-born, a place where humans can work on the land and put their efforts together to work towards respect of their environment, and communication between the different elements, this thanks to the Transcendentalist oriented thinking. In the end, meditation and farmworking are both valued as fruitful and necessary activities.

Giving Voice to the Other Side

Wide Sargasso Sea’s Grace Pool’s monologue introduces the spreading gossips upon the return of the master and his young wife, Grace having been hired from the colonies, before their arrival. Grace unfolds her doubts after having started taking care of Antoinette/Bertha. The speaking out of her mind is followed by Mrs. Eff – Mrs. Fairfax from Jane Eyre – plea in favor of her master’s character and the buying out of Grace, who finds her own personal advantages in the situation. She then recalls the transformation of the house and describes her impression of isolation. It is concluded with a last statement about Antoinette doubtful lunacy.

Jean Rhys often repeats throughout the novel, that “there is always the other side”. Wide Sargasso Sea in itself is the possibility of giving voice to Antoinette/Bertha, a minor and stereotyped character from Jane Eyre. This revision goes also for Grace Poole who is given a part to play in the last section of the novel.

Charlotte Brontë is not tender towards the character of the lunatic’s keeper: the quiet Mrs. Poole is an alcoholic, often identified to Bertha with the laugh she takes the blame for, she is plain, not interesting, taciturn and she does not say a word (“a monosyllabic, person of few words”). Jane even says at one point:

I can’t think she can ever have been pretty, […] I hastened to drive from my mind the hateful notion I had been conceiving respecting Grace Poole; it disgusted me.

With this singular intervention, Jean Rhys raises first the possibility of an explanation for such a personality. She depicts her as an oppressed character: by giving voice to the other side, she restores a balance. As a climax of these “other sides” restitutions, there is no truth, but only narratives: after having read Antoinette, then Rochester’s accounts, the reader is made full aware that none of the narrators is reliable.

But she also undermines the fact that her silence is something linked to Rochester’s oppression : her unflattering work is a non-choice according to her social background. The passage finally re-unifies all the female characters all locked up under the same roof.

I – The reader is given access to the consciousness of a character who never explains herself in the Ur-text

Grace articulates doubts about those conditions, for it involves her responsibility into an act of which she is not sure to understand all the impact – she shows her restraints on moral and legal grounds. Rochester and Mrs. Fairfax had run an ad which did not reveal any of the specificity of the task; moreover, it lies about the nature of the “work” in itself (itself being Bertha). This way, Jean Rhys creates with Grace Poole a character rooted in innocence, who was tricked and brought into committing herself into a role she never aimed at taking: there is an idea of something inescapable once you have stepped in it, an idea of fate linked to Antoinette’s own downfall into becoming Bertha. She becomes fully aware afterwards, and it is also a way for the author of portraying someone whose credulity has been abused, and who is not equipped enough for refusing the money.

Her claim “I don’t serve the devil for no money” – is a paradox: it conveys Grace’s feeling that the situation is “wrong”, feeling enhanced by Rochester’s willingness to give her a fortune to do it and keep her mouth shut. The language Grace uses places her supposedly at the bottom of the social ladder; and although she claims that she will not let herself corrupted, a few words and the doubling of the money are way enough to quiet down her last scruples, for she is indeed replaceable. It is an economic opportunity (as The Godfather used to say: “I’ll make an offer he won’t refuse”).

The other side, it’s also the revision of Mrs. Fairfax. Indeed she appears quite sour and harsh. Her empathy with his feelings makes his will even more a priority. She agrees without remorse to collaborate against anything that could hurt her protégé. This is a re-reading of the very nice Mrs. Fairfax from Jane Eyre. This is one Mrs. Fairfax who is ready to silence anyone and locks up a foreign woman in an attic.

Mrs. Eff has set up an ad which is vague, does not say anything specific about the work; Bertha/Antoinette’s identity is denied. She is neither young, nor old. She has no age, timeless as a ghost; and indeed, the comments made by Grace describes her as “thin”, “shivering” person, as if Antoinette had no outline. Even Grace does “not know what to think”: there is no definition possible, not a “young girl” and not “an old woman”, she has now become the non-human “thing”, stripped of her humanity – and Mrs. Fairfax’s point of view is associated with it.

She is seen as Rochester’s hand that executes his orders and implements the “No more gossip” clause. She is the one to threaten; she decides to pay Grace only the double and gives her no choice but to accept the deal after denying her singularity. She shows contempt for the lower class.

II – The passage is an embedded narrative, “a mosaic of voices” (Maurel)

Grace is introduced on a third-person narrative basis, as an account addressed to Leah, under the form of a direct speech. But then, within the use of brackets, Mrs. Fairfax and other voices are reported, in indirect speech.

Grace’s point of view seems to be privileged: besides her words, we can know her thoughts. This external narrator introduces us to a more remote point of view upon Rochester’s situation; in a sense, Grace, because she is unknown to most of the other characters and their story, is the most neutral one. This is reinforced by the heavy use of “said”: she unfolds facts and seems to give us a simple and unbiased account of what she hears and witnesses, free of any personal interest.

On the other hand, Mrs. Eff is on Rochester’s side, she selects the lines she wishes to read to Grace. It clearly states Mrs. Fairfax’s opinion as biased, when she kindly speaks of her Master later on. She trusts him and wishes to follow his instructions because she is emotionally attached to him.

Here we get to have a genuine portrait of Rochester, by a love-caring woman. But even this positive description is contrasted: first, it is a nostalgic vision of Rochester, as a child. Her indulgence comes from the fact that she still considers him as the boy she has raised, who can do no harm. “I knew”, “he was” imply that the knowledge is past, the information is not updated.

Plus, by saying “out of all knowledge”, Mrs. Eff herself recognizes his change goes beyond her understanding of him.

The possibility of knowledge – truth – left to Grace, according to the unreliability of the other speaking narrators, remains subjective to her own observation. The verb “know” is repeated 7 times, opens and ends the passage, thus conveying the idea – added to the very numerous “I”s – that there is as much knowledge as there are narratives. Grace’s knowledge, therefore truth, is intuitive: it is based on her feelings and experience only, and it denies Antoinette her status as a lunatic.

Rochester is now portrayed as a wealthy man, thanks to his father and brother’s deaths, but also to his own economic conquest through marriage in the West Indies. He is not the unfortunate needy son sent away any more; he has started to change/alter his past, and so the construction of his story & identity.

Throughout the second part, he has tried to find, then to decide of a truth behind the gaps in the narrative of Antoinette’s identity. He has now started planning the setting up of his own truth.

First, his narrative starts blurring the track: his marital situation when he returns is not explained; it has to be guessed: with “hints”. Like there will be hints about Bertha’s presence in Jane Eyre.

It is a narrative of his own: although Rochester is not physically present, his voice is heard through the reading of his letter [L12]. It is heard and imposed: “You will listen to what the master has to say”. Rochester’s voice is subjecting; there is no objection possible for the subaltern, HE is the dominating voice, even over Grace’s narrative.

Changing the past starts by silencing it. Silence is present in the terms of the agreement (L6), it is the condition to be accepted under His roof; it expresses the oppression of dissident voices. One voice allowed, one side – which is his. “Let me hear no more about it” is an injunction to silence. He will not listen: by denying the existence of a problem, He frees himself from all responsibilities.

In The Turn of a Screw: the governess is very well-paid but under the condition of not whispering a word about the children to the Master who hired her – which implies the existence of a mystery, a secret that she will be alone to deal with. The consequence is the isolation of the subalterns who have to take care of the “problem”, but no right to speak of it. Which again is a reading that allows some sympathy for the character of Grace Poole.

The rhetorical question – “How could she stop them from talking?” – introduces a counteracting force. Indeed, rumors are unstoppable; they are an invisible force that spreads out and cannot be targeted, therefore hindered. Despite his henchwoman, Big Brochester cannot watch them all.

The use of future in the passage (“Servants will talk…”) underscores its actualization, added to the “gossip” – the threat of the “they”, undistinguished, therefore dangerous. There is almost an irony about it: before, Antoinette was the victim of gossip, and Rochester contributed to give them credit. Now it is reversed: he is the target, and sees it as a disease that needs to be cured, purified.

III – Reconstructing the Narrative: Repressing the Other(s) to Own Oneself

On the last two pages of the second part, this is what we can read: “Very soon she’ll join all the others who know the secret and will not tell it. Or cannot. Or try and fail because they do not know enough.” Then: “I can wait – for the day when she is only a memory to be avoided, locked away, and like all memories a legend. Or a lie…” This silence aims at oppressing, but also at repressing.

To make silence and subjection prevail, Rochester corrupts through the lure of money. In the West Indies, when Antoinette was still in power of herself, he could not control what was said around him. Now that he “owns” the money, he can impose his will and construct his story and his identity. Rochester, in the logic of his secret and his new economic power, fires everyone. But to initiate and enforce his own story, he uses his power to oppress and repress voices around him.

This « they » (repeated several times), opening the passage, undermines a threat from the outside.

In fact, one reason for Grace Poole to accept the deal is that she feels threatened as a woman. Grace is shown as self-reflective upon the situation of her sex and her social class. The mosaic of voices is turned into a unity that draws up greater difficulties “in a black and cruel world for a woman”. The “I“ turns into a “we”, “Mrs Eff and Leah and me”, “All of us”. The voice of Mrs. Fairfax is introduced in the passage by the pronoun “I”, without any bracket. There is a multiplicity of I in the text, a unity among the female characters and their common condition as women, under Rochester’s roof. They come and accept Rochester’s oppression to protect themselves from a greater oppression. Grace trades one oppression for another, but a more bearable one as far as “all of them” are concerned, that is to say “all of them except that girl who lives in her own darkness”, and who was left with no choice at all.

Rochester offers her – as Thoreau would put it – Shelter, Food, Clothes and Fuel. Added to the isolation, everything she needs to subsist and be protected – in exchange for her freedom. Freedom of movement, freedom of speech. Grace too will be locked up, with no chance of developing herself, spending all her time with a non-speaking lunatic. Indeed, this compromise she makes may underline her lack of certainty and possibilities due to her social background. [In Jane Eyre, she is called “MRS” Poole and has a son somewhere outside. She might need financial support for her son and for herself. Jean Rhys sort of turns her into a single and unfortunate mother, by characterizing her as “a woman”.]

Under his roof and under the rule of silence, Rochester owns them. He owns them economically, emotionally, but also sexually. He is their father and their husband: his patriarchal power is also performed through the oppression and repression of the collective identity of women. I actually read this last part as symbolic, with the ‘gate’, the ‘trees’ outside, and ‘above all’ the ‘thick walls’ of the rooms, the ‘walls’ imprisoning the ‘all’. “Crimson and white rooms” clearly gives space to an interpretation of sexual confinement – or at least a place where sexuality is voiceless – with the idea of blood/virginity, and the thick walls possibly referring to the hymen, unbreakable under Rochester’s roof.

Therefore, by including this passage, Jean Rhys does some justice to one forgotten character from the original sketch of Brontë. She gives Grace Poole some depth by drawing a self-reflective character who has her own reasons to conclude this seemingly pact with the devil. She has stripped herself of part of her integrity and moral principles in exchange for a shelter, financial and social protection, but she nevertheless keeps some awareness about it.

The “object” of the oppression and repression may be locked up in the attic; yet the collective memory is oppressed and repressed behind the thickness of every wall, that both protect and isolate from the world, and from others.

Sources

  • Laura E. Ciolkowski, Navigating the Wide Sargasso Sea: Colonial History, English Fiction, and British Empire. Hofstra University, 1997.
  • Missy Dehn Kubitschek, Charting the Empty Spaces of Jean Rhys’s « Wide Sargasso Sea ». University of Nebraska Press, 1987.
  • Lee Erwin, « Like in a Looking-Glass »: History and Narrative in Wide Sargasso Sea. Duke University Press, 1989.
  • Carine M. Mardorossian, Shutting up the Subaltern: Silences, Stereotypes, and Double-Entendre in Jean Rhys’s « Wide Sargasso Sea ». The Johns Hopkins University Press, 1999.
    Nancy Pell, Resistance, Rebellion, and Marriage: The Economics of Jane Eyre. University of California Press, 1977.
  • Michael Thorpe, « The Other Side »: Wide Sargasso Sea and Jane Eyre.