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Sages sauvages

Voilà un sacré bout de temps qu’il me fallait parcourir en détails L’utopie de Thomas More, et quelques minutes à patienter l’arrivée d’une locomotive dans un Foyles ont fauché le vague brouillard de motivation : pas enfin franchi !

L’ouvrage (dont l’un des sous-titres laisse deviner le ton, A Truly Golden Little Book, No Less Beneficial Than Entertaining, of the Best State of a Republic, and of the New Island Utopia) composé de trois parties, s’ouvre donc sur quelques lettres échangées entre l’auteur lui-même (Thomas More) et un ambassadeur belge, Peter Gilles (connaissance de More) au sujet de la publication du livre, Utopia : Raphaël, personnage central du livre y est introduit comme étant le façonneur des écrits, rapportés et édités par More. Suivant ces deux lettres, le livre premier débute et rapporte, mi-récit des pas qui ont amené More à rencontrer Raphaël, mi-dialogue entre les trois parties, Thomas More, Raphaël et Peter Gilles, l’intermédiaire belge des deux premiers. Les trois compagnons se sont assis dans un jardin, pour écouter Raphaël décrire cette île utopique où il séjourna durant 5 ans. Le livre second, morceau le plus épais de l’œuvre, constitue donc le récit à la première personne de Raphaël et une description détaillée de leurs us et coutumes, de leur mode de vie, de leurs institutions et de leur morale.

Les deux premières parties, très courtes, sont frappantes de drôlerie et criantes de vérité. Thomas More s’y dépeint comme l’oreille ayant abrité les confessions philosophiques d’un voyageur éclairé, et comme un sage pourtant dépassé par la sagesse de son interlocuteur. Il se fait la voix de toutes les argumentations que le lecteur avisé pourrait déployer envers le discours de Raphaël, et est instrument de la fortification de sa rhétorique. Raphaël est l’animal le plus dépourvu d’ambition qui puisse exister, dont les yeux voyants le préviennent contre l’emploi inutile de son énergie et de sa sagesse à l’égard de politiciens avides ou cupides. Teinté d’un cynisme doux, il ne souhaite en rester qu’à exposer ce qu’il a vu de meilleur, sans perdre du temps qu’il sait vain à propager ce modèle, l’humanité n’étant pas prête à l’accueillir. Thomas More façonne son propre personnage, s’esquissant en arrière-plan et s’éloignant volontairement de l’avant-scène pour rendre plus crédible ce rapport, allant jusqu’à émettre quelques doutes énonciateurs en conclusion de récit, sur la véritable portée du mode de vie à Utopia, mais en soulignant ses nombreux points viables. En somme, en faire accepter certains aspects serait déjà une victoire pour des sociétés européennes socialement plus arriérés que ce peuple autarcique qu’il décrit. Effet de réel jusqu’au bout des ongles, dont la page de garde – une note sur l’alphabet Utopien, transcrit, traduit mot-à-mot puis traduit librement en vers – revêt les atours d’une tentative immersive.

La deuxième partie du livre est très technique et extrêmement détaillée : il s’agit ici, non de décrire un peuple premier, à la nature bonne, mais bien de montrer comment de la tenue raisonnée des institutions, on peut construire une société harmonieuse et fonctionnelle. Chaque aspect de vie est passé au crible : la connaissance de la terre, la langue, les lois et le système de justice, l’éducation, la représentation politique et le gouvernement, la nourriture, le travail, la vie en communauté, les larcins et les peines, les plaisirs, les habits, l’argent et les modes de trésorerie, la maladie et la notion de mort, la guerre et les politiques étrangères, la religion et l’Eglise. Raphaël introduit une pensée prodigieuse pour l’époque, s’opposant à la peine capitale qui est le dû des voleurs empoignés en plein vol, proposant un dysfonctionnement de l’ordre social et des partages des richesses pour expliquer cette nécessité de voler, introduisant la propriété commune comme un idéal, éliminant la caste des avocats, incarnation suprême de l’avidité et de la volonté de garder un peuple désarmé et confus à la merci des puissants.

Le mode de vie des Utopiens fait sourire, et notamment leur cure de l’avidité : afin de prévenir cette volonté d’amasser de la richesse et de dépourvoir autrui, le pouvoir utopien a mis en place un système inventif, en associant les objets les plus viles à l’or. Ainsi, tous les voleurs, captifs de chaînes, sont marqués par l’or, tandis que les latrines et autres sources de dégoût en sont entièrement faits. Ainsi, les richesses sont la propriété des coffres de l’état, qui s’en sert pour payer divers missionnaires et pays voisins qui mènent les guerres en leur nom, soucieux qu’ils sont de préserver leur propre territoire intacte. En conséquence de cette absence de soif dorée, le pays est le plus prospère de la région et peut se payer le luxe de n’importe quel allié au monde.

La traduction (le texte original est en latin, que je ne déchiffre pas encore) m’a paru très moderne par moment, par la forme et le fond : des mots tels que « capitaliste » et « communiste » notamment ont alpagué ma méfiance, tandis que le fond résonne si vrai et fait tant écho aux préoccupations de nos 19ème, 20ème et 21ème siècles que l’on est forcé de reconnaître que l’humanité n’a pas bougé d’un pouce, quand de conseils si avisés, prônant une égalité et une société de partage pour une généralisation du bonheur individuel, étaient déjà disponibles il y a 500 ans. Et paradoxalement, les manques progressistes (j’anachronise éhontément) font tâche, car impossible de ne pas être frappé par certains propos à visée des femmes, quand tout le reste fait miroir aux mouvements de pensée d’aujourd’hui.

Il y a beaucoup d’aspects d’Utopia que je trépigne de commenter ici, chaque page amenant son lot d’exclamations et de désirs d’en atermoyer plus longuement, donc je reviendrai invariablement sur cet engloutissement : c’est un livre court, riche, à la composition brillante et d’une complexité qui mérite de s’y attarder, notamment les motivations pour structurer et composer son livre d’une telle façon fait appel à un attentif épluchement. Pour le moment, je me borderai à vivement conseiller cette pièce de clarté et de répartie dont on relève la tête bien pensive.