Tag: Chiarello Fanny

« Je ne suis rien. Infinitésimale dans un univers exponentiel. »

Il n’y a pas de réponse à vos questions ; il n’y a que des stratégies d’évitement.
Divertissez-vous.

Chiarello a clairement pénétré mes pores. Ce fut une lecture en résonance comme il en est parfois, jamais aussi souvent qu’on l’espèrerait : ce sont de ces lectures-ci que jaillit le plus de vibrations.

Roman d’anticipation, fable, croquis social… Diverses catégories tentent d’empaqueter L’éternité n’est pas si longue pour en décrire la nature, en définir le genre, dont on sent clairement qu’il s’échappe de ci de là. Il est à mon sens, un peu de l’anticipation, beaucoup de l’introspectif : on pénètre à l’intérieur d’une citadelle spirituelle, on l’arpente de haut en bas jusqu’à explorer la possibilité d’un cachot. Ses pensées, ses envies, ses déclics et ses mécaniques de réflexion : comment s’apercevoir en cours de discussion ou d’instants partagés, avec des hommes, des lieux, que son esprit vaque, comme une bête tirant sur la laisse de la concentration.

Rembobinons le temps d’un paragraphe pour re-situer le récit.

Déclarée cliniquement morte – par trois fois – Nora vit sa trentaine comme un passager fantôme : ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors. La mélancolie qui l’habite depuis, a pris son poste dans ses os et sa chair. Acceptée, sinon cautionnée, par son indéfectible trio d’amis, Judith, Raymond et Miriam, qui la protège du monde et la soutient dans ses défaillances quotidiennes. Voilà qu’une épidémie de variole éclate, et alors que le monde industriel se trouve peu à peu désemparé devant l’ampleur dévastatrice du virus, Nora se réfugie, de plus en plus profondément, dans son univers personnel et voit sa conception du monde rentrer en collision avec celle de ses proches.

Je ne fais pas une dépression, le monde s’effondre. Je me permets d’y voir une nuance.

L’ironie et les digressions sont le fort de ce quatuor d’amis fusionnels, si fusionnels qu’ils se rencontrent tous les jours de la semaine, et ce depuis dix ans ; sans oublier les multiples appels quotidiens, aux pauses déjeuner, le soir… Loin de les étouffer, cette relation leur est complètement naturelle, apparemment inoxydable et parfaitement inconditionnelle. Mais la mélancolie de Nora, dans laquelle elle navigue à vue, est grignotée par ses côtés morbides, qui l’engouffrent peu à peu. Ce qui constitue un trait de caractère se mue en travers et se déverse tout entier, jusqu’à en asphyxier ses être les plus chers.

Son sentiment de solitude s’aiguise à mesure qu’elle prend conscience de son isolement, physique mais surtout psychique. Seule dans ses réflexions, qui l’entraînent de digression en digression, donnant à sa vie un tournant obsessionnel de toutes les minutes. La profondeur la tue, alors qu’elle n’est faite que de ça ; mais c’est pourtant par la légèreté de ton et l’ironie qu’elle trouve son confort.

Sans projet amoureux, je ne songerais pas plus que mes amis à prendre des décisions énergiques pour affronter la variole, parce que nous ne sommes pas ce genre de personnes, chez nous le commentaire prime toujours sur l’initiative, la parole vaine sur l’action.

Elle se questionne de tout, se dit qu’elle ne doit pas être seule à se questionner, avant de se lamenter, de se flageller d’avoir l’audace de se penser un tantinet originale ou éclairée.

Ton humilité fleure la mégalomanie : sous quel prétexte devrais-tu être moins insignifiante que n’importe qui ?

Luttant pour ne pas sombrer dans ses plus pessimistes prévisions, elle voit son monde mélancolique rentrer en collision avec celui de ses proches, prêts à tout pour continuer à vivre en suivant l’injonction Blitz, « keep calm and carry on ».  Elle s’isole peu à peu du reste du monde, qui s’échine à continuer de vivre, tandis que son mal-être existentiel se fait de plus en plus aigu. Au point de contaminer son entourage révulsé par la puissance de son entêtement morbide.

Elle gratte dans ses carnets ses réflexions endémiques, ses montées et ses descentes humeuristiques, ses listes infécondes, car Nora est son propre moustique, sa pensée l’empoisonne. Elle végète, transforme par ses réflexions de simples rebords en pentes vertigineuses : la laisser seule un simple après-midi, c’est risquer de la retrouver folle, incapable qu’elle est à soutenir le regard vertigineux de son oeil intérieur. Son acuité est immodérée et sauvage, et son esprit un bourdonnement continu, qui ne se tait que lorsque la voix des autres se fait entendre. Le contact social devient la condition essentielle à l’équilibre de sa raison.

Je crois être au cœur de l’infini, en quête d’une vérité supérieure, avec ma conscience pour seul bâton de sourcier, mais peut-être suis-je juste dans un cagibi, et un jour, par hasard, j’en ouvrirai la porte et découvrirai autour de moi un infini plus infini encore.

Pour ouvrir grands les battants de ce billet, un extrait reflétant le caractère non-nostalgique de Nora, pourtant pas hermétique à la charge émotionnelle du passé. Alors qu’elle trie et jette nombre de souvenirs stagnant dans son ancienne chambre :

J’ai depuis quelques années dépassé le stade où j’arborais des accessoires à la valeur purement sentimentale mal assortis à mon aspect général, au mépris des regards extérieurs – je l’ai dépassé quand j’ai appris à considérer que ces accessoires me retenaient du côté tranchant de l’affect et que j’ai opté pour une vie au plus près possible du pur contendant où tous mes efforts pour devenir quelqu’un de léger ne s’enliseraient pas dans la mélancolie. Le côté tranchant de l’affect s’acharne à me signaler toute la fragilité du monde, tandis que le côté contendant pose sur cette fragilité un voile scintillant, détournant mon attention vers des objets triomphalement triviaux qui jamais ne feraient saigner mon pauvre petit coeur. Autant dire que je tends naturellement à chérir la profondeur du tranchant et à mépriser la superficialité du côté contendant, mais ce penchant naturel plus lourd qu’un gâteau de riz ne m’a jamais apporté que larmes et gémissements, alors je tâche de m’en détourner, de modifier la nature même de mon affect, massant les cicatrices du tranchant sous l’onguent du contendant. (…)

Je sais bien que ma partition en tranchant et contendant est un manichéisme personnel, mais aucun raisonnement n’en vient à bout – ni les miens, ni ceux des autres. Même quand une illustration de son ineptie m’est donnée.