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Monique Wittig, emblématique figure du MLF aux côtés d’Antoinette Fouque, entre autres : un mythe, en quelque sorte (à déconstruire, toujours), car elle avait disparu de nos rivages pour aller s’exiler aux États-Unis dans les années 70 pour ne jamais en revenir. Là-bas, elle trouve la place qui lui est due dans les départements de women studies et peut développer sa notion de lesbienne radicale. Cette auteure, classique des gender et queer studies, me lorgnait en permanence dès que je m’aventurais vers le rayon des sciences humaines en librairie. La réédition de La pensée straight par les éditions Amsterdam était d’autant plus encourageante pour s’attaquer aux textes fondateurs de Wittig, qui portent majoritairement sur la question de la sexualité lesbienne et queer.  Ce sont ses quelques essais qui m’attirent mais c’est pourtant par l’un de ses textes fictionnels (autofictiodémonstratif ?) que j’entame mon expédition.

Les Guérillères est le genre de livre qui pourrait être écrit sous champi. L’ouvrage tout entier est un flux poétique, alternant entre des descriptions métaphoriques, avec l’incantation de noms d’héroïnes, femmes ou jeunes filles (tentative de rendre leur existence à toutes ces figures oubliées, en invoquant leur nom ?), et des cercles prophétiques. Cette suite de visions (les appeler « scènes » serait s’emballer tel un poney fougueux), où la nature, des silhouettes féminines (déesses, créatures du folklore, personnages de contes de fée, simples femmes, figures historiques…) se succèdent, prises dans l’œil de la caméra, gardant la pose le temps que l’œil se détourne pour se porter vers un tout autre horizon, sans continuité apparente, mais dont on perçoit une évolution saccadée dans le Temps.

« Elles disent que les références à Amaterasu ou à Cihuacoatl ne sont plus de mise. Elles disent qu’elles n’ont pas besoin des symboles ou des mythes. Elles disent que le temps où elles sont parties de zéro est en train de s’effacer dans leurs mémoires. Elles disent qu’elles peuvent à peine s’y référer. Quand elles répètent, il faut que cet ordre soit rompu, elles disent qu’elles ne savent pas de quel ordre il est question. »

Ce récit propose une immersion dans des paysages où les femmes vivent en toute liberté, dans des scènes d’outrages, dans des images qui tentent d’en découdre avec les stéréotypes. Le tout semble constituer une mémoire collective : mémoire des sens, mémoire de l’Histoire, mémoire des corps, mémoire émotionnelle et mémoire transgressive (« Fais un effort pour te souvenir. Ou, à défaut, invente. ») et celle des fantasmes collectifs. La voix narrative évoque en permanence un « elles » (et parfois des « féminaires »), un pronom générique qui se réfère à toutes et à chacune, qui englobe une masse unie dans ses expériences partagées. La phrase « Elles se couchent et s’endorment. » revient à intervalles réguliers, comme si ces femmes étaient des automates dont la conscience s’active, puis se met en veille, jusqu’à la prochaine nécessité.

Percer ces visions idylliques, bucoliques, métaphoriques n’est pas aisé et je peux tranquillement avouer que je me suis échappée de beaucoup d’entre elles. Certaines descriptions m’ont traversée, certaines m’ont hypnotisée par leur beauté ou leur mystère – et souvent les deux ; d’autres sont passées à côté, incapable que j’ai pu être à les deviner, et cet impérieux besoin de compréhension a été un malheureux frein à cette lecture, qui est une expérience naviguant entre la poésie pastorale, l’ode, le conte bucolique, l’essai, le témoignage – tour à tour contemplative, chimérique ou pragmatique. Certaines symboliques se révèlent plus volontiers : les ronds qui viennent occuper certaines pages représentent la perfection de la vulve que souhaite évoquer Wittig sous toutes ses coutures (une vulve désignée par un fer à cheval sur les parois paléolithique, comme elle le rappelle, mais pour laquelle « les féminaires privilégient les symboles du cercle, de la circonférence, de l’anneau, du O, du zéro, de la sphère. »). C’est poétique, cryptique, cosmique, céleste. Reste la horde sauvage de mystères persistant. L’un d’entre eux m’interpelle encore, alors que je referme le volume : c’est ce titre, Guérillères, avec un « r » et non deux, comme sa supposée racine. Pourquoi ? Ce seul mot inocule à lui-seul le sentiment de perplexité dans lequel cette lecture m’a profondément plongée, qui m’entraîne pourtant déjà vers son précédent, L’Opoponax.