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Femme Furor

En cherchant une figure de mauvaise mère, je me suis trouvée face-à-face avec Médée la terrible, schizophrénique, dévorée par l’amour et la haine qui ne font qu’un dans son cœur. Petit rappel des faits pour les oublieux de la mythologie.

Médée est la fille du roi Aiétès (donc petite-fille d’Hélios, le soleil, et de Persé, soit pas une famille royale de bouseux) de Colchide (nouvellement la Géorgie) : l’intérêt principal d’Aiétès, c’est qu’il a une certaine Toison d’or qui attire l’œil de Jason et de ses Argonautes (pour la défense de Jason, c’est son tonton Pélias qui lui a chouré son royaume, et qui lui a dit « ok, je te le rends, mais à la condition que tu me récupères la toison de Colchide, parce qu’il fait pas chaud chaud chez toi »). Comme le roi Aiétès, comme tout tyran de toute époque, aime bien être diverti, il met Jason à l’épreuve : 1) dompter deux taureaux qui crachent du feu, 2) les faire labourer un champ, – jusque-là, pas trop d’embrouille. Mais la dernière est quand même bien mesquine : 3) il s’agit de semer des dents de dragon qui, dès qu’elles touchent le sol, font chacune émerger un soldat d’une force stupéfiante. Bref, le brave Jason est pas arrivé.
Mais fort heureusement pour lui, la fille du roi, Médée, développe un bon gros crush sur lui. Mais bien gros vraiment, du genre à l’attendre en bas de chez lui tous les matins. En conséquence de quoi, Médée se met à déployer tous ses petits talents de magicienne dans le but de soutenir Jason dans ses épreuves : le jeune premier triomphe de tout, réclame sa pelisse, provoque le courroux du roi qui l’exile avec tous ses copains, et part aussi à leur poursuite pour récupérer la Toison. Médée se joint aux fuyards, prend en otage son frère histoire de faire chanter son père, et pour retarder ce dernier, décide de découper son frère en morceaux et de les balancer à la mer : ainsi le roi Aiétès, carrément abasourdi, s’arrête à chaque morceau de chair de son fils et reconstitue sa dépouille. Médée et Jason parviennent à fuir, se réfugient à Iolchos (je passe sur les commandes de vengeance passées par Jason auprès de Médée, où cette dernière fait croire aux filles de Pélias un peu nunuches que si elles découpent et cuisent leur papa de roi, celui-ci deviendra immortel…), puis à Corinthe, sous la protection du roi Créon, où ils ont deux enfants et mènent une vie plus ou moins paisible.

Au début de notre pièce donc, Jason est tombé amoureux de la fille de Créon, Créüse (Glaucé, dans d’autres versions), unique survivante du vieux roi (ceux qui ont lu Antigone savent comment le sensible Hémon a terminé) et a décidé d’envoyer paître la brave Médée pour convoler en secondes noces et se payer un royaume en dot. Créon ordonne à Médée de partir sur le champ, mais cède à ses suppliques pathétiques et lui accorde quelques heures, le temps faire ses adieu à ses enfants. Il sait bien qu’il va le regretter pourtant, tout comme Jason qui ne va pas tarder à découvrir qu’il valait mieux ne pas bafouer l’orgueil d’une telle épouse.

On retrouve le grand classique du monologue d’atermoiement intérieur : être ou ne pas être, haïr ou ne pas haïr, tuer ou ne pas tuer.

Où t’élances-tu donc, ma colère,
et quelles armes brandis-tu contre mon perfide ennemi ?
Je ne sais ce que mon esprit farouche
a décidé en son for intérieur
— il n’ose encore se l’avouer.
J’ai été stupide, je suis allée trop vite :
si seulement mon ennemi
avait eu des enfants de ma rivale !

(Elle se tait un instant, et se plonge dans une sombre méditation.
Puis elle semble soudain avoir une révélation.
S’adressant à elle-même.)

Tous les enfants que Jason t’a donnés,
c’est comme si Créüse les avait mis au monde.
Voilà le genre de châtiment que j’ai décidé,
et que j’ai décidé de bon droit :
pour mettre un œuvre mon crime ultime,
je vais devoir faire preuve d’un grand courage.

(S’adressant à ses enfants.)

Enfants, qui jadis étiez mes enfants,
Tous les enfants que Jason t’a donnés,
c’est comme si Créüse les avait mis au monde.
Voilà le genre de châtiment que j’ai décidé,

Médée est donc complètement allumée par sa colère, sa haine, sa frustration, sa déception. Tantôt épouse, tantôt mère, tantôt paria, tantôt magicienne, elle ne peut jamais être deux identités à la fois. Chacune de ses personnalités prend le dessus sur les autres lorsqu’elle se révèle, empêchant tout exercice de la raison, terrassant toute tentative d’unité du moi. Médée est zébrée, c’est une ligne de faille dont il ne faut s’approcher, sous peine de voir le sol sous ses pieds s’affaisser.

Dans la version de Sénèque, Jason est très attaché à ses enfants, et c’est parce qu’elle recherche le moyen de vengeance le plus à même de le faire souffrir qu’elle envisage soudain le meurtre de leur progéniture. Partagée à chaque strophe par son amour pour eux et sa colère pour lui, ses accès de démence finiront par avoir raison d’à peu près tout le monde. Et elle n’y va pas de main morte, traînant la dépouille de l’un, puis achevant l’autre sous les yeux de Jason et balançant les deux corps inanimés depuis le toit d’une maison où elle est perchée, avant de sauter dans son un char volant. La pièce s’interrompt sur cette soudaine fuite, sans nul autre détail sur l’un ou l’autre de ces protagonistes maudits. Cette version m’a beaucoup plu en tous les cas, malgré certaines références du Chœur pas mal obscures : Jason y est encore attaché à Médée, mais prêt à la débarquer pour sauver sa peau et sa fortune, Médée souhaite qu’il fuit à ses côtés et ne comprend pas qu’il ne lui rende pas les crimes qu’elle a commis pour lui par le passé. Il refuse même à Médée d’emporter leurs enfants, certes en invoquant son amour paternel (« Mes enfants sont ma raison de vivre »), ce qui provoquera leur chute (« Il aime à ce point ses enfants ? C’est bon, je le tiens ; il m’a révélé le point faible où frapper. »)

C’est intéressant comme à la lumière de la lecture de Beauvoir par Manon Garcia (On ne nait pas soumise, on le devient, sorti en 2018 chez Flammarion, ma caution philo de ce billet), on interprète différemment les imprécations que Médée adresse à Jason : « Ces peines ne seront pas à la hauteur des bienfaits que j’ai eus pour toi ». Pour cette femme soumise et amoureuse éconduite, Jason est un ingrat qu’elle a aidé, soutenu, protégé tout du long, au prix de son propre destin.

Il a osé mépriser ce que j’ai fait pour lui
après m’avoir vue triompher, par le crime,
des flammes et des flots ?

Je n’ai rien emporté dans mon exil
— je n’avais avec moi que mon frère.
Lui aussi, pour toi, je l’ai sacrifié, démembré,
pour toi, j’ai renoncé à mon père,
à mon frère, à mon honneur.
Voilà la dot qu’il m’a fallu payer pour t’épouser.
Puisqu’on m’oblige à fuir,
rends-moi ce qui m’appartient !

Garcia traite cela dans un passage sur l’abdication, le dévouement et la soumission que fait régner la femme sur sa propre vie par amour et qui, lorsqu’elle ne trouve pas satisfaction ou reconnaissance des sacrifices réalisés, convertit sa générosité en exigence. « En se faisant esclave, la femme prend une forme de pouvoir sur l’homme, elle estime que son sacrifice donne à l’homme des devoirs. Par amour, elle se fait esclave et l’enchaîne. » Médée correspond bien à cette analyse de Beauvoir, expliquée par Garcia, court passage d’On ne nait pas soumise, on le devient, qui peut porter à contresens si on ne le lit pas dans son contexte (l’argument des deux auteures est que le monde dans lequel on nait est fait de normes sociales qui « destinent » les femmes à la soumission, et ici l’abdication, mais que loin d’être fatales, elles sont analysables et changeables, puisqu’elles ne sont que normes.)

J’ai lu la version d’Anouilh dans la foulée, qui est sympathique et met l’accent sur d’autres éléments encore. Il y a notamment un long monologue de Jason qui explique comment sa passion pour Médée s’est transformée en peur de la routine, de l’assagissement, qu’il a cessé de la désirer le soir où elle a posé sa tête sur son épaule et s’est endormie de fatigue :

Et ce soir-là, où tu n’étais peut-être que fatiguée de la route trop longue, je me suis soudain senti chargé de toi. Une minute avant, j’étais Jason encore et je n’avais que mon plaisir à prendre dans ce monde, durement. Il a suffi que tu te taises, que ta tête glisse sur mon épaule et cela a été fini… Les autres continueraient à rire ou à parler autour de moi, mais je venais de les quitter. Le jeune homme Jason était mort.

La passion s’étiole, Jason regarde les filles passer, puis tombe amoureux de Créüse, cette fille un peu simple et sans éclat, mais jeune et pure. Médée n’est de toute façon pas faite pour une vie rangée, la passion brûle en elle, et c’est dans ce même mouvement d’incontrôlable brasier intérieur qu’elle entraîne ses deux enfants dans sa roulotte de bohémienne et qu’elle y met le feu, alors même qu’elle entame une tirade sur la pureté et la purification.