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Peut-on jamais se corriger ?

Jonathan Franzen est un drôle d’oiseau. De ceux dont le nid un peu voyant parait élaboré, mais dont on se demanderait constamment si le bois ne serait pas juste un réplica Ikea (d’une qualité moyenne supérieure).

Tout ça, c’est bien entendu la faute du Time qui, en décidant d’envoyer l’un de ses flasheurs chéris au domicile de l’écrivain, pour l’immortaliser dans son garage afin d’en faire une couverture colorée de la mention “Great American Novelist“, avait dès lors isolé une figure de son siècle comme Voix générationnelle.

Est-ce un malheur ? Peut-être. Un malaise ? Pour sûr. Car il devient malaisé de porter quelque opinion sur son oeuvre sans garder à l’oeil cette intronisation souveraine, et de juger sa lecture en termes de surestimation, ou de validation de l’opinion d’un média meneur.

Pourtant, Jonathan Franzen m’est éminement sympathique : ses partis pris, ses controverses, ses références, sont autant d’échos salutaires que son écriture est agréable et accrocheuse. Mais à la lecture de Freedom, il est parfois difficile de jauger de sa complexité, tant la lecture est fluide et facile d’accès, malgré une densité qui en impose et des traits de personnalité dont le réalisme convainc en profondeur. Sans revêtir les atouts du ridicule doucereux, des déclarations médiatiques à l’instar d’un « j’ai le malheur de suggérer qu’il existe autre chose que la surface aseptisée de notre univers technologique » laissent pensifs. De même qu’envoyer paître Oprah ou déclamer l’aberration qu’est Twitter me fait adopter une bouche en coeur. Peut-être que la lecture de ses essais chasserait les doutes prudents qu’on s’encourage à soulever.

Freedom brosse le portrait d’une classe moyennement élevée dont le vernis finit par éclater : Walter est un père frustré et un mari trop indulgent, Patty est une mère pitoyable et une femme dépressive, Richard est une figure amicale prenant trop de place dans le cœur et la tête du couple, et Joey… est un fils séditieux, à l’intelligence pernicieuse. Le tout est très dysfonctionnel et laisse apparaître peu à peu les traits caractéristiques de la progéniture des années 70, puis de la progéniture de la progéniture, jusqu’à  la progéniture de la progéniture de la progé… On a pigé.

La dépression est de tout temps, mais tout temps a sa propre dépression, et c’est un peu ce que Franzen entreprend de décortiquer. Il contextualise au millimètre près les épisodes qu’il rapporte sur telle branche de la famille Berglund (celle de Walter), ou telle ramification de la famille Emerson (celle de Patty). On saute de train en train, parfois des express, souvent des régionaux qui prennent le temps de nous montrer le paysage social : de la rencontre de Patty et Walter à la crise d’adolescence de Joey, de la relation universitaire entre Walter et Richard, faite d’envie et d’amour. De l’implosion du couple marital aux dérives écologiques et financières du père et du fils, en passant par le vide du 11 septembre et de la débâcle en Irak.

Trop de liberté mène à la dépression, tandis que vouloir éviter les erreurs de nos parents conduit à la difficile révélation que les erreurs ne sont pas évitées pour autant : elles s’avèrent même parfois être pires. Franzen revient longuement sur les relations actuelles entre vieille et neuve jeunesses, les conflits inter-générationnels et inter-minables.

Il aborde également des points qui m’ont semblé toucher juste : le personnage de Walter, originaire des couches blanches de l’Amérique pauvre et rurale, a un insoutenable mépris pour ses concitoyens à l’esprit étriqué épousant les valeurs néo-conservatrices, tandis que d’autres personnages venant de zones urbaines se montrent plus compréhensifs, patients et moins – voire pas – condescendants. Comme si Walter, connaissant le milieu duquel il s’était émancipé, avait la légitimité d’afficher un tel dégoût et le sentiment de supériorité allant de pair.

De même que la description du comportement démocrate des parents de Patty est assez révélateur : un mélange de culpabilité, de répondant caustique et d’un désarroi profond, né du fossé entre les valeurs progressistes et leur réalisation. Des démocrates qui entassent les numéros du New York Times, année après année, sans n’en rien faire d’autre que des ramassis à poussière.

Un pavé dense, à la narration liquide égratignée, qui témoigne avec une perspicacité confondante de traits générationnels et d’une époque que nous arpentons, sans oublier une conclusion émouvante qui m’a un brin essorée. J’en rapprocherais la charpente d’opus familiaux comme Le monde selon Garp, de John Irving ou bien Middlesex, de Jeffrey Eugenides.