Category: La marotte du bingo

Être ou ne pas être roux

L’histoire regorge de héros et héroïnes roux : de ce point de vue-ci, j’aurais pu m’attaquer au Marie Stuart de Stefan Zweig, à l’intégrale d’Agrippine ou au second tome d’Un ange à ma table de Janet Frame. En y réfléchissant bien, j’ai même pensé interviewer un nouveau-né, mes copains ayant donné la vie à un total roukmoute, mais à l’âge de 8 jours, l’animal n’était pas très bavard. Et puis, en passant en revue le catalogue d’éditeurs que j’affectionne sur Place des libraires, je suis tombée sur le livre de Meags Fitzgerald, au titre plus qu’évocateur : Longs cheveux roux ! Un résumé aguichant (Longs cheveux roux est un récit autobiographique intimiste sur fond de sorcellerie et de solidarité féminine, dans lequel Meags Fitzgerald revient sur ses premiers émois amoureux de même que sur la découverte et l’acceptation de sa propre bisexualité.) et la chance d’habiter près de l’une des trois librairies qui vendaient le volume (désormais plus que deux !), me voici partie pour vous le faire découvrir.

Dans ce récit relativement court, l’autrice-narratrice-dessinatrice canadienne nous invite à pénétrer son cercle familial et amical à coups d’avancées et de retours dans le temps. Née au sein d’une famille nombreuse et très bienveillante, religieuse mais aussi très tolérante d’autres croyances, le personnage anonyme de l’autrice (qui ne trouvera son nom qu’en dernière page du recueil) relate combien la construction de soi est une épreuve, ce malgré un entourage très présent. L’une des raisons avancées par Fitzgerald est le manque d’exemples dans la culture populaire. J’ai eu beaucoup de plaisir à lire ses références que je partage entièrement car nous sommes nées la même année : ainsi met-elle l’accent sur le bond en avant que constitue la relation de Willow et Tara (Buffy contre les vampires) telle qu’elle est montrée à l’écran, mais regrette que cette relation soit étiquetée « lesbienne » quand la fluidité de Willow s’apparente plutôt à de la bisexualité pour l’autrice. Ainsi voit-elle partout une difficulté à se penser lorsque l’on est pris entre plusieurs feux : le personnage doit tour à tour taire son goût pour l’un des deux sexes, choisir de porter ses cheveux très longs ou bien de les couper très courts, verser dans des cultures alternatives pour trouver la force de revendication de sa différence.

Ces Longs cheveux roux représentent à la fois son attirance vers le féminin et sa volonté de choisir une identité plutôt que de se la voir imposer. C’est ainsi que le transfert s’effectue en cours de récit : de l’envie d’être autre, on devient enfin soi. En parallèle, Meags Fitzgerald développe toute une réflexion sur le célibat, l’autosuffisance, la solitude heureuse. Loin d’imposer un point de vue radical, elle fait discuter son personnage avec une amie à qui manque l’expérience du couple pour montrer les différentes voies possibles, elles aussi fluides puisque la réflexion du moment n’induit pas que l’on ne change pas d’avis à court ou long terme. Du début à la fin, Longs cheveux roux expose avec beaucoup de vérité et de délicatesse la difficulté à se trouver, la recherche de soi, l’acceptation d’une forme de transition perpétuelle. Un autre ton que Fun Home d’Alison Bechdel, une histoire plus simple, moins calamiteuse, mais dans la même lignée de réflexion : je ne peux que vous encourager à le découvrir.

Un héros (pas) très discret

Tchitchikov, mystérieux personnage fraîchement arrivé dans la ville de N., s’adonne à un étrange commerce : rendant visite aux propriétaires de terres, il entreprend de leur acheter… leurs « âmes mortes » – leurs serfs récemment décédés –, en vue de se constituer une propriété fictive qui lui permettra de contracter un emprunt. Roman grinçant, vaste « poème de la Russie » destiné à mettre en lumière « la platitude de la vie » et « la trivialité de l’homme vulgaire », Les Âmes mortes, demeuré inachevé à la mort de l’auteur en 1852, est le chef-d’œuvre de Gogol.

Très bon cru russe en ce qui me concerne car j’ai passé un excellent moment ! Gogol marque sa présence dans le récit, par un constant commentaire des actions de son héros, des us et coutumes des uns et des autres, envoyant des piques à la société russe, puis lui décochant quelques flatteries ici et là.

Reste que l’entièreté de ce texte est une énigme : en effet, Gogol a écrit la première partie de l’œuvre sous l’égide de Pouchkine, son mentor poétique et l’humour s’en ressent. Mais Pouchkine meurt soudainement à 37 ans, dans un duel qui lui est fatal. L’état d’esprit, puis son écriture, change drastiquement après ce drame. Il cède peu à peu à une morale et une piété de plus en plus radicales. Les dix ou quinze années suivantes, il tentera d’écrire la seconde partie des Âmes mortes, avec une tonalité bien plus digne, sans humour, pour « expier » cette première partie. Il meurt avant de réellement pouvoir la publier, mais le livre s’en retrouve problématique : il est à la fois les deux parties, à la fois uniquement la première. L’auteur a plus ou moins renié la partie qui fut publiée, mais au sens contemporain, c’est pourtant la meilleure (j’ai vite lâché l’affaire de la seconde partie posthume). Bref, une œuvre un peu complexe à cerner dans son ensemble, mais dont la première partie (et seule publiée) a été un régal.

Les Grandes Désespérances

J’avais, depuis quelques semaines, revu à la baisse mes espérance de vite terminer la lecture des 700 pages de la (jeune) vie de Pip. Après un début légèrement fastidieux, j’étais rentrée de plein fouet dans le vif de l’action, avant de voir mon attention décliner les 200 dernières pages. Il faut dire que ce roman contient quasiment trois romans en un !

Pip n’a pas un début de vie des plus joyeux. À la manière de certains romans d’apprentissage de Dickens, le petit garçon perd ses parents très tôt et est confié à la garde de sa sœur qui le martyrise. Seul Joe, son beau-frère forgeron, lui offre quelques moments d’empathie et de camaraderie. Un beau jour, il est invité dans la demeure de la richissime excentrique du coin, Mlle Havisham. Dame aux cheveux d’argent, demeurant dans un manoir obscur, vêtue tous les jours de sa robe de mariée, elle change la vie de Pip en lui faisant rencontrer la jeune Estella, orpheline elle aussi recueillie dans sa tendre enfance, ayant pour seule consigne de vie de servir les noirs desseins de vengeance de sa protectrice. Pip cultive une admiration instantanée pour ses charmes et, dans l’espoir de gagner quelque valeur à ses yeux dédaigneux, il nourrit de premières ambitions pour une condition plus noble. Quelques années plus tard, un drôle de personnage frappe à la porte de Pip : Pip a été élu par un mystérieux bienfaiteur, il est porteur de « grandes espérances » ! Commence alors l’éducation de Pip, qui prend la route de Londres et s’éloigne des siens afin de devenir… un gentleman.Résumer ce livre est une gageure. Le préfacier a beau noter que la quarantaine de personnages est bien loin de la moyenne dickensienne, il faut avouer qu’ils créent à eux tous une trame complexe, mais bien ficelée, qui me force à laisser de côté pleins de détails importants. Car il faut vous dire aussi qu’enfant, Pip noue une relation étrange avec un forçat qui le force à lui apporter à manger en secret. Que sa sœur tyran finit par avoir un accident très grave, changeant l’enfance martyr de Pip en une enfance désormais « normale ». Que Jagger, l’avocat charismatique et tonitruant annonçant la nouvelle à Pip, devient son tuteur. Que Pip mène une vie adolescente dissipée à Londres, en compagnie d’Herbert, le camarade au caractère le plus noble qu’il soit, et que tous deux dépensent sans compter en ne faisant absolument rien de productif de leur vie. Et qu’au milieu de tout ça, viendront des révélations que je n’avais absolument pas vues venir (je ne suis pas des plus finaudes), qui conduiront aux désillusions de beaucoup, l’annihilation des espérances soi-disant grandes, et un retour à une certaine normalité.

La forme du roman d’apprentissage n’était pas ce pour quoi j’étais partie au début, mais après quelques chapitres qui sont pourtant d’une importance capitale, le roman s’emballe car vient la révélation des grandes espérances. À partir de la moitié du livre, la lecture est ponctuée de petites remarques formidablement formulées, qui font beaucoup rire. Enfin, le dénouement (qui prend quand même plusieurs centaines de pages) est assez bluffant (je reconnais ne pas avoir bien vu venir les choses). Mais il est long, trop long de mon point de vue : j’ai rarement vu un dénouement aussi développé, et il aurait gagné à être un peu plus concis. Détail curieux : le roman a (plus ou moins) deux fins. Dickens en avait écrit une, que l’un de ses amis, à qui il l’avait fait lire, avait trouvée trop radicale. Encourageant l’auteur à la modifier pour la rendre plus douce, cette dernière version (qui sera publiée) est plus énigmatique, laissant ainsi une once d’espoir, mais change quelque peu le point de vue sur les illusions et désillusions découlant de grandes espérances.

J’en retiens une réflexion globale très intéressante sur l’éducation, le déclassement, ou le fait de réaliser ses ambitions par procuration, au travers de sa descendance. La honte qu’éprouve soudainement Pip vis à vis de Joe, en se rendant compte de la différence de milieu entre eux et les autres, est très proche de ce que décrit Annie Ernaux, notamment dans La Honte. Car ce roman (d’émancipation ?) montre combien le petit garçon, en s’éduquant peu à peu, ne se retrouve plus nulle part ; ne supporte plus d’être associé à l’illettrisme, tout en éprouvant une culpabilité constante de ne pas faire honneur à la bonté et la bienveillance des siens. Le mépris qu’il ressent malgré lui le ronge de l’intérieur.

Le roman a donné lieu à de multiples adaptations, comme le rappelle cet article du Guardian qui râle en apprenant qu’il y aura bientôt une nouvelle série TV. Je n’en ai vu aucune, mais franchement, est-ce que celle-ci ne vous fait pas envie :

C’est ma seconde lecture de Dickens ; je crois que pour la troisième, je retournerai du côté de ses romans adultes, probablement Bleak House avec ses 1 000 et quelques pages et sa centaine de personnages. I like big books and I cannot lie.

Pour terminer, petit palmarès sur le thème de « Dickens, amis des femmes » :

Certes, je n’avais plus de Vengeur à mon service à cette époque, mais ma domesticité se composait d’une vieille bonne femme sujette à l’inflammation et assistée par un sac de linge sale ambulant qu’elle appelait sa nièce…

Finalement la vieille femme et sa nièce arrivèrent (cette dernière avec une tête qu’il n’était pas facile de distinguer de son balai) et se montrèrent surprises de me voir devant le feu allumé.

« Si je savais que j’allais mourir, je passerais pas mes derniers jours à écrire que je suis malheureux et que je vaux rien »

Finalement, en fermant Daniel Deronda, la motivation n’était pas au plus haut pour enchaîner d’emblée avec une second gros pavé. J’ai eu envie de m’essayer au livre-audio, mais d’un genre un peu particulier. Car, entourée de quatre codétenus dans mon manoir de confinement, force est de croire que l’un d’entre eux pourrait bien se prêter à cette expérience de lecture à voix haute. Il fallait donc dégoter un livre plutôt court et intéressant, et après avoir fait le tour de la bibliothèque familiale, je tombai sur un vestige ayant visiblement appartenu à ma sœur (si j’en crois sa petite écriture ronde en début de volume), qui collait parfaitement à mon envie de découvrir les grands auteurs. Voilà comment nous nous sommes lancés dans la lecture dominicale à voix haute du Journal d’un homme de trop d’Ivan Tourgueniev !

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À la veille de sa mort, un jeune homme malade entreprend un journal pour se rappeler de quelques moments-clefs de son existence. Il se replonge alors dans le récit de son amour pour la fille d’un haut fonctionnaire qui lui préféra un prince, amour qui l’améliora et le signifia passablement, avant de douter de sa réciprocité. Entre moments d’auto-apitoiement, de lucidité et de complète illusion, le journal nous donne à voir un homme tourmenté, rejet d’une société qui n’a pas voulu de lui dès sa naissance et qui était fait pour manquer sa vie.

Je connais mal la littérature russe, à mon grand désarroi. À peine ai-je le souvenir d’avoir gobé Anna Karénine ou m’être furtivement essayée à Tchekov… J’étais donc vraiment contente de m’y coller, mais ce défi oral a sensiblement changé la donne de la « découverte ». Deux obstacles se sont placés en travers du plaisir de lecture : tout d’abord, le talent aléatoire de mon lecteur, malgré sa très bonne volonté de départ ; secondo, mon lecteur admettant ne pas comprendre l’intérêt de l’histoire, il a fallu se débarrasser au plus vite du volume plutôt que le faire durer :

Il se passe absolument rien. On est au 3/4 du bouquin, il était amoureux d’une fille et finalement elle l’aime pas. Et y a un prince. Et si j’étais ce personnage et que je savais que j’allais mourir, je passerais pas mes quinze derniers jours à écrire un bouquin pour dire que je suis malheureux et que je vaux rien. Si tel est le cas, à quoi bon le raconter aux autres ?

Pourtant, je me suis laissée séduire par ce récit à la première personne de cet être pathétique et à côté de la plaque. Courte, cette histoire très bien ficelée nous réserve un pic poétique à mi-chemin, duquel le protagoniste ne cessera de chuter, chuter, et chuter, jusqu’à s’enfoncer profondément sous terre. À son contact, même les corbeaux deviennent « maussades », c’est dire s’il n’excite aucun sentiment, aucune passion, aucun plaisir en absolument personne. Les dernières pages nous gratifient d’une scène de mort à la fois épique et d’une banalité affligeante. Comme si la vie aurait pu se passer de cet homme de trop, dont l’existence ne fut rien d’autre que tout à fait superflue.

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Un écrivain majestueux qui paraît tout sauf superflu !

Certaines allusions à Pouchkine (une citation, proche de sa mort, et un livre que lui et sa compagne de promenade découvrent) m’ont fait m’interroger sur l’éventuel hommage que Tourgueniev rend à Pouchkine dans cette nouvelle : en effet, la scène du duel fait sensiblement écho à la façon tragique dont le grand écrivain périt et il semble que cette nouvelle ait été rédigée au début de sa carrière littéraire, lorsqu’il éditait la correspondance de Pouchkine. Fantasme de ma part ? Si des amateurs éclairés de littérature russe ont la réponse, je suis preneuse !

Une éducation sentimentale et religieuse

Au bout de quelques semaines de confinement, j’ai été prise d’une révélation : 2020 allait être l’année des gros romans. Non seulement l’enfermement loin de la ville et de ses divertissements nocturnes allait me donner le temps de concentration dont je manque invariablement, mais l’unité de lieu (et d’activité) allait tenir de tremplin pour ma motivation d’une constitution bien frêle. Si j’avais eu ma bibliothèque parisienne, qui sait, j’aurais pu même trouver la force de m’attaquer aux livres ardus prenant la poussière depuis des lustres… Ah, mildiou !

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Voici donc le premier des trois livres dont j’ai récemment fait l’acquisition : Daniel Deronda, tome 1, de George Eliot, également connue dans le civil sous son nom de baptême, Mary Ann Evans. Ne vous méprenez pas, ce tome 1 ne fait pas moins de 576 pages et reste fidèle au goût de son autrice pour les gros pavés. En effet, parmi ses romans les plus célèbres figurent les épais Moulin sur la Floss et Middlemarch, qui doit toujours être quelque part à Ivry-sur-Seine, dans une pile de livres ronflant près de mon sommier. Comme je possédais déjà Middlemarch, j’ai donc choisi un peu au pif un livre de cette grande romancière anglaise recommandée par une tripotée de gens bien (dont Virginia Woolf n’est pas des moins illustres), attirée par le résumé très succinct et la perspective de pouvoir ensuite juger de l’adaptation télévisée produite par la BBC. Je n’avais peut-être pas bien considéré que ça ne sert à rien de regarder une adaptation après avoir lu la moitié de l’œuvre, puisqu’on ne peut pas regarder une adaptation qu’à moitié, et n’ayant pas fait l’acquisition du second tome, je suis – comme diraient nos amis rosbifs – dans un cul-de-sac (à prononcer « cool d’œil sac »).

BBCBBC Drama presents : Hugh Dancy, Romola Garaï, Hugh Bonneville… Rien que ça !

M’enfin, ça, vous vous en fichtrez bien ! Daniel Deronda, c’est donc l’histoire de Gwendolen Harleth. Oui, moi aussi ça m’a surprise : il faut dire que j’ai aperçu le fameux Daniel Deronda à la première page, vraiment, aperçu, puis pouf ! Envolé. Plus entendu parler de lui pendant les presque 300 pages suivantes. Parce que Daniel Deronda, c’est aussi l’histoire de Daniel Deronda, qui reparaît en cours de route, croisant le chemin de Gwendolen Harleth. Mais Daniel Deronda, c’est aussi un peu l’histoire de Mirah, qui tombe dans l’histoire comme une vache dans un puits, et qui semble prendre un rôle bien plus important à la fin du tome 1 en prévision du tome 2.

Daniel Deronda est un roman de mœurs et un roman de caractères : c’est un livre qui m’a passionnée, mais qui est un peu ardu à résumer tant l’action est par moments intérieure. Celle qui semble a priori tenir d’héroïne au roman est une jeune fille distinguée, à la situation familiale et financière pas très heureuse, mais pas non plus des plus malheureuses, une situation à la Bennett, à l’exception de la fratrie partiellement heureuse, puisque Gwendolen n’aime qu’une seule personne au monde, et c’est sa mère. C’est aussi une jeune fille imbue d’elle-même, égoïste, uniquement intéressée par son propre pouvoir de domination sur les autres, qui estime que le meilleur lui est dû. L’autrice nous peint un personnage caractériel, tout en lui trouvant des excuses en permanence pour son comportement, excuses qui pénètrent notre sens de la sympathie, mais nous donnent aussi envie d’une bonne rebuffade. Courtisée par un riche aristocrate alangui au charme d’un bigorneau, elle n’a en tête que la perspective de lui refuser une éventuelle demande en mariage pour montrer à tous son indépendance d’esprit. Hélas, son beau-père étant une espèce de fantôme raté à qui elle doit quatre demi sœurs sans charme ni esprit, il finit, avec l’aide de mauvais spéculateurs, par précipiter leur chute financière et sociale. Gwendolen doit alors faire face à un dilemme intérieur des plus répugnants à ses yeux.

Parallèlement nous est contée l’histoire de Daniel Deronda, un garçon des plus charmants aux origines inconnues, vivant sous la protection d’un « oncle » richissime n’ayant pas d’héritier mâle. Ce dernier, au hasard d’une promenade sur la Tamise, sauve la vie de Mirah, une jeune Juive à l’allure étrangère, qui s’avère avoir connu de grandes difficultés dans une vie de tourments au travers de l’Europe et de l’Amérique. Mirah recherche sa mère et son frère, des Anglais de qui elle a été brutalement séparée lorsqu’elle était enfant. Daniel se met en tête de protéger cette jeune fille qui ne le laisse pas indifférent et part en quête de contacts avec le monde juif.

* * *

Je ne suis vraiment pas douée pour faire honneur aux heures de lecture consacrées à cette fresque anglaise, mais si les romans psychologiques et de mœurs sont votre cup of tea, cela devrait grandement vous plaire. Beaucoup moins réaliste et terre à terre que le style d’une Jane Austen, mais donnant toutefois une grande part aux réflexions de l’autrice sur tout un tas de sujets. Et avoir un personnage féminin central dans ce genre de romans, même s’il est un peu désagréable, est très rafraîchissant (surtout quand ses aspirations sont tout sauf le mariage).

Un roi sans couronne

En cherchant dans les billets de ces dernières années, je n’ai retrouvé que deux billets shakespeariens émanant de mon clavier : l’un sur Le Songe d’une nuit d’été, l’autre sur MacBeth. Il me semblait pourtant vous avoir rebattu les oreilles d’autres œuvres de ce cher barde briton ! Ma foi, le troisième billet complètera parfaitement les deux précédents puisque cette fois, nous plongeons au cœur de l’histoire d’Angleterre : Richard II, mesdames, messieurs !

Richard-II

Je me suis motivée pour faire un billet vulgarisateur (avec, probablement, une bonne dose d’approximations et d’imbroglii). On divise généralement la vaste œuvre de Shakespeare en trois catégories : les tragédies, les comédies et les histoires. Si ce classement est en réalité un peu plus complexe (il y a des tragi-comédies, des pièces qui sont plus poétiques que tragiques stricto sensu, etc.), on peut tout de même mettre dans le même panier toutes ses pièces ayant trait à l’histoire d’Angleterre, plus particulièrement toutes les pièces ayant pour sujet des monarques « récents ».

À présent, quelques faits, pour situer notre barde dans l’espace et le temps. Shakespeare écrit durant le règne d’Élisabeth Ire, cette grande figure monastique qui régna cinquante ans (environ 1550-1600), seule, à la barbe de tous les poltrons qui tentèrent de l’épouser ou de la déloger. Une figure qui me fascine personnellement, et qui fut magistralement incarnée au cinéma par Cate Blanchett :

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Elle chargeait pas mal ses tenues vers la fin de son règne.

Elizabeth

Cette affiche lascive semble nous chuchoter un secret à l’oreille : « … I’m a naughty queen ! »
(J’ai pas gardé un souvenir phénoménal de la suite, L’Âge d’or, à part pour ses costumes qui sont à couper le souffle.)

Pour écrire ses pièces historiques, Shakespeare s’est principalement inspiré du travail d’un chroniqueur historique, Holinshed, dont certaines parties du travail furent censurées. Pourquoi ? Eh bien, comme Shakespeare, les publications d’Holinshed paraissent durant le règne d’Élisabeth Ire, et en tant que descendante des Tudors, il y a quelques soucis de filiation que l’on aimerait bien oublier…

Petit arbre généalogique, pour vous resituer tout cela :

TableaugeneaologiqueJ’ai ajouté quelques annotations (très lisibles) sur cet arbre (oui, je m’investis). Devine lesquelles, hihi !

Le père d’Élisabeth est Henri VIII (vous savez, celui dont on tira plus ou moins la légende de Barbe-Bleue), son grand-père est Henri VII (ci-dessus, sur l’arbre), premier de la dynastie Tudor, celui dont le règne mit fin à la guerre des Deux-Roses (guerre civile de succession, qui dura près de trente ans, période pendant laquelle deux clans se tirèrent dans les pattes et tentèrent toutes les trente secondes de piquer la couronne les uns aux autres). Ce n’est pas tant qu’Élisabeth soit une totale usurpatrice, ayant du sang royal coulant dans ses veines, mais son illustre ancêtre a quand même pris le trône où était déjà assis Richard III, et en termes de lignée royale, ce dernier était quand même mieux placé qu’aucun Tudor.

Vous me suivez toujours ? En gros, si j’active mon mode « Jamy », Shakespeare écrit à une époque où il ne faut pas dire trop de mal des Tudors et, si possible, ne pas redorer le blason des rois dont on a usurpé la couronne, soit les deux Richard. Autant vous dire que si Richard III passe pour un méchant réellement monstrueux et machiavélique dans la pièce éponyme, Richard II n’en ressort pas grandi non plus, même si ses traits sont peints avec plus d’humanité.

La pièce de théâtre s’ouvre sur une querelle opposant deux nobles, un certain Mowbray, ayant par le passé commis quelque méfait au nom du jeune roi Richard, et [Henri] Bolingbroke, noble cousin du roi. L’un et l’autre s’accusent d’être des menteurs et des traîtres (une constante dans la pièce), et c’est le roi qui doit arbitrer leur querelle. Expédiant leur procès, il décide de les exiler tous deux : Mowbray doit disparaître pour toujours, tandis que Bolingbroke en prend pour six ans. Les deux sont écœurés, mais font mine d’accepter l’autorité du roi comme la seule qui soit. Assistant au départ de son cousin, Richard se rend tout de même compte que Bolingbroke a la côte avec absolument tout le royaume, et l’affaire lui plaît moyen.

De toute façon, Richard a d’autres soucis : il faut qu’il finance ses guerres, notamment celle qui lui donne du fil à retordre avec des Irlandais, l’amenant bientôt à quitter l’Angleterre pour se battre au nord. Juste avant, le vieux père de Bolingbroke (soit l’oncle de Richard, tout le monde suit ?) meurt, sortant une ou deux prophéties au passage, et Richard se dit que c’est une aubaine qu’il ne faudrait pas laisser passer : il décide de récupérer toute la fortune de la famille du tonton, de retirer ses titres à son cousin en exil, histoire de remplir un peu ses caisses. Puis il se barre faire la guerre on ne sait où.

Bolingbroke prenant connaissance de cette félonie, de ce croc-en-jambe, il brave l’édit royal et remet les pieds en Angleterre. Au passage, il lève une armée de sympathisants, avec pour motif de se faire justice et de récupérer ce qu’on lui a spolié : mission « je vais demander poliment à mon cousin le roi de me rendre ce qui me revient, et ensuite je rentre chez moi sans faire d’histoire, promis juré ». Mais Richard est introuvable, parti pour une guerre que personne ne voit, la rumeur de sa disparition gagne du terrain et tout son royaume commence à lui faire défaut. Un autre bruit se fait entendre : Henri en voudrait à sa couronne et il aurait fui. Quand il réapparaît, Richard, impétueux et voleur de fortunes, est devenu un roi tragique, miséreux, affaibli. Le voilà devenu un roi sans royaume, sans titre, sans nom. Un roi qui dépose sa couronne devant plus vaillant, plus péremptoire que lui.

* * *

C’est une pièce qui m’a beaucoup plu, mais je ne suis pas très objective sur toutes ses pièces historiques. Il y a peu d’action (la quatrième de couverture parle même d’un « conte d’hiver aux accents plus tristes que violents, sans batailles, dans une atmosphère de soleil couchant ») et beaucoup de scènes d’opposition, menteurs contre menteurs, où il est compliqué de saisir de quel côté se trouve la vérité parmi tous ces ducs, comtes, nobles qui prennent parti pour l’un ou pour l’autre. Je remarque que dans d’autres pièces de Shakespeare, on aperçoit souvent les personnages en train de manigancer, dans des apartés où ils révèlent leurs noirs desseins. Peut-être parce que Richard II est l’une de ses premières pièces ? Ici les personnages se défendent corps et âme contre les accusations et tous les partis semblent plausibles, crédibles… Moins théâtrale par moments que d’autres de ses tragédies, c’est Richard II ici qui tient toutes les promesses pathétiques, poétiques, théâtrales, à la fois par son absence, puis par sa présence fantomatique et diffractée. Avec lui, c’est la couronne d’Angleterre qui perd de son sens, de sa matérialité, et gagne en fragilité.

Mutineries en série

L’Île au trésor de Robert Louis Stevenson était au programme depuis des années : un livre de pirates, bien entendu, mais également une nouvelle traduction, car mon but originel était d’opter pour l’édition toute récente du texte par les Éditions Tristram, que j’affectionne particulièrement. Néanmoins, comme c’est l’édition poche que j’avais dans mes bagages en ce début d’année, c’est sur cette dernière que je me suis rabattue.

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L’histoire ? On ne la présente plus : à la suite du séjour inattendu d’un mystérieux pirate, Jim, un jeune garçon tenant la taverne de son père, se trouve, embarqué aux côté d’un seigneur et d’un médecin, dans la quête du trésor enfoui sur une île par le dit pirate. Le seigneur n’ayant pas la langue dans sa poche, tout l’équipage réuni pour mener cette exploration se retrouve mis au parfum et, bien évidemment, GROSSE mutinerie s’ensuit.

Alerte au divulgâchis : ce n’est pas tant le trésor que la quête qui compte. Fin du divulgâchis. Le roman a commencé sur les chapeaux de roues, le style de Stevenson s’apparentant à celui d’un JJ Abrams des premières saisons de Lost ou Alias : rythme haletant, n’ayant pas son pareil pour le détail des aventures, les péripéties, les allers et retours entre les différents narrateurs… Mais je dois avouer que j’ai un petit peu calé en cours de route et mes codétenus ont pu m’entendre souffler la semaine précédente. Il était d’ailleurs devenu d’usage pour eux, dès qu’ils me croisaient le livre à la main, de me demander : « Alors, ils l’ont trouvé c’trésor ?! » J’avais conservé un meilleur souvenir du Maître de Ballantrae, qui m’avait passionnée de bout en bout. Néanmoins, Stevenson reste une lecture hautement supérieure à d’autres et j’étais fort bienheureuse d’être parvenue à son dénouement.

Quelques remarques éparses post-lecture :
— Il semble que Stevenson avait une santé très fragile et menait une vie très dissolue, mêlant bohème, dandysme, voyages et liaisons très limites. Jugez vous-même ce swag :

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— Sa bio, en fin d’ouvrage, nous dit que c’était un auteur assez adulé à sa mort (à 42 ans) et l’auteur le plus lu de son époque. Mais il y a très peu de traductions en nos contrées, et cela m’étonne. Est-ce parce que ce sont ses romans principaux (Le Maître, L’Île, Dr Jekyll et Mr Hyde) qui sont lus ? Parce que ses autres romans ne valent pas grand chose ? J’aimerais bien en savoir plus.

— Enfin, la traduction du langage pirate m’a laissée quelque peu songeuse… Je dois avouer que j’ai eu la curiosité immédiate d’aller essayer de me procurer une édition originale, afin d’y regarder de plus près, mais je me suis aperçue que la seule qui m’intéressait était immédiatement introuvable chez nous. Raison supplémentaire pour aller jeter un coup d’œil du côté de la traduction de Tristram.

Les origines sociales de l’amour

Vous ai-je déjà parlé de mon affection pour le travail de Liv Strömquist ? Car cela fait quelques années que je suis tranquillement le travail de cette Suédoise activiste, au coup de crayon incisivement moche. Je l’ai découverte à la sortie de L’Origine du monde et l’ai suivie avec Les Sentiments du Prince Charles et Grandeur et décadence, et voilà que la magie de Noël me permet de la retrouver avec sa sortie de fin d’année : La Rose la plus rouge s’épanouit.

Strömquist s’attaque toujours à des sujets intimes d’un point de vue politique, en soutenant ses réflexions de citations de chercheurs en sciences sociales, cognitives, psychanalytiques et d’œuvres littéraires. Dans L’Origine du monde, il s’agissait de déconstruire la façon dont la vulve avait été rendue invisible dans la société occidentale et complètement dévaluée, et autant vous dire que cet ouvrage était tout à fait retournant !

Dans son nouvel opus, La Rose la plus rouge s’épanouit, elle s’intéresse au sentiment amoureux et fait le constat qu’il se fait de plus en plus rare, et ce probablement en raison de notre tendance contemporaine au narcissisme consumériste. En d’autres mots : le manque d’amour pourrait bien être une affaire tout à fait politique et sociale.

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J’aurais aimé vous en parler plus en détail, de façon plus construite, mais le petit sablier du temps a raison de moi : si je tarde sur la présente chronique, je vais être en retard à ma propre fête d’investiture de la fonction publique. Aussi, je vous laisse avec des extraits de la bd via des photos prises à l’aide de mon téléphone bancal, où vous découvrirez des réflexions amusantes sur l’amour et les kebab, intéressantes sur notre société de la performance et l’intériorisation du rendement capitaliste dans nos modes de vie actuels. Wouhou !!

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L’art de gruger

Caandra-Darke

Bienvenue à Chelsea, quartier huppé de Londres, en plein cœur de l’hiver, chez Cassandra Darke, une dealeuse d’art fort revêche, nantie et pingre, qui ne s’en laisse ni conter ni compter par les parasites sociaux. Dans sa demeure de près de 8 millions de livres sterling, assistée par une gouvernante et une sorte de majordome, elle vit recluse dans un quotidien de proximité où sa fermeture d’esprit et son égoïsme sont ses leitmotiv. Sauf que voilà : cette ronchonne se fait pincer pour abus de confiance et fraude, ayant vendu des copies des œuvres de ses clients sans leur en toucher en mot ou un pécule. Direction case grosse amende/vends ta maison de vacances en France et ostracisme social et, avec l’aide d’une petite enquête d’un meurtre mystère qui n’a, à l’origine, rien à voir avec elle, cette vieille bicoque de Cassandra Darke va prendre la mesure de ses limites morales, sociales, etc., jusqu’à se racheter une conduite et une conscience.

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Posy Simmonds est une dessinatrice de presse (principalement pour le Guardian) qui a publié quelques bandes dessinées, notamment Gemma Bovery et Tamara Drewe (excellente adaptation filmique pour les fans de Stephen Frears). Sa narration est vraiment atypique, faite de légendes d’images, plus que de bande dessinée au sens traditionnel. Ses pages sont déstructurées, l’ensemble est composé de vignettes légendées. C’est un style véritablement très prolixe, avec beaucoup de paratexte (coupures de journaux, vidéos, lettres…). Pour n’en dire que l’essentiel, j’ai bien aimé, et il semblerait que cette histoire soit une adaptation du fameux Conte de Noël de Charles Dickens.

Vagues à l’âme

Introducing le primobédéiste AJ Dungo, avec son bel In Waves. Ce lourd pavé de près de 370 pages est d’une grande beauté et d’une très raisonnable prolixité, en faisant une lecture bien plus rapide qu’un franco-belge bien bavard de 48 pages. L’auteur y raconte la passion du surf de sa compagne défunte, Kristen, tombée sous les coups d’un cancer de très longue durée, entremêlant son récit d’instants présents, de souvenirs et d’épisodes historiques relatant l’émergence de la discipline au début du xxe siècle.

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Le dessinateur a un style très distancié, évitant une narration mélodramatique, n’utilisant qu’une seule teinte et ne dessinant pas les expressions des personnages, préférant montrer leurs mouvements, leurs postures dans l’espace ou dans l’eau. C’est une tentative de refaire surface après le décès d’un proche, en mettant sur papier ce qui ne peut être verbalisé, comme l’auteur le dit lui-même dans cette vidéo, et un très beau témoignage qui m’a encombré la gorge à plusieurs moments.

Des plans préfigurant la perte de la jambe de Kristen, premier vestige qu’emportera la maladie. Sa lecture m’a fait penser à une thématique bonne-humeur-du-lundi intitulée « bd et maladie », où l’on pourrait trouver de très beaux opus tels Carnet de santé foireuse ou encore La Tendresse des pierres de Marion Fayolle, et d’autres bd comme celles répertoriées sur cette page de Sens Critique.

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Un amant, un frère, un cousin. Ceux qui restent, après l’effondrement.

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René se gosce

Après les fêtes, alors que j’avais été bien gâtée en livres imagés, je me suis fait plaisir et ai fait l’acquisition du dernier opus des biographiques de Catel, Le Roman des Goscinny, opportunément sous-titré « Naissance d’un Gaulois ».

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Catel fut approchée il y a quelques années par Anne Goscinny, la fille unique de René Goscinny, qui souhaitait plus que tout que la dessinatrice entreprenne de raconter la vie de son père, grand scénariste et auteur de bandes dessinées, qui marqua les années 1950, 1960 et 1970. Elle n’est que tièdement attirée par le projet, tout occupée qu’elle est à se concentrer sur le récit de vies de femmes, ses projets en cours ayant trait à Colette, Nico ou Alice Guy. Sans que l’explication soit donnée, outre le fait que Catel apprécie le travail d’Anne G., la bédéiste s’attaque finalement à rapporter la vie de René depuis sa naissance et son enfance en Argentine, sa jeunesse aux États-Unis et sa vie adulte en France, avec une longue première partie n’ayant aucunement trait au dessin, et la seconde partie de sa vie ne tournant qu’autour de ça.

Le livre est construit selon un système de narration binaire : un chapitre sur deux opte pour la voix de René Goscinny, reconstruite par Catel à partir d’entretiens, de lettres et d’ouvrages ; la seconde partie consiste à donner voix à sa fille, Anne, qui se prélasse dans sa maison en commentant les différentes périodes de la vie de son père. Le livre alterne les deux narrations, chacune ayant une couleur dédiée et introduite par le nom du Goscinny qui prend la parole, dans une volonté vraiment très didactique qui m’a fait me demander si j’étais réellement le public cible…

Plusieurs choses m’ont gênée : je dois reconnaître que beaucoup de temps est passé sur ses débuts dans la publicité, sur ses premiers contacts aux États-Unis, avec des dessinateurs qui vont changer sa vie et donner beaucoup de matière à sa vocation, et beaucoup de chair professionnelle en le mettant en relation avec des personnes d’influence. Mais outre Lucky Luke, dont il scénarisera beaucoup d’épisodes et qu’il contribuera à relancer, on ne saura pas grand-chose des séries plus tardives auxquelles il devra sa postérité. On pourrait arguer que c’est justement tous les pans inconnus de sa vie qui sont intéressants, le reste pouvant être déniché ailleurs, mais pour une bande dessinée aussi longue, j’aurais préféré un peu plus d’équilibre, plutôt que d’arrêter le récit quasiment à la naissance de sa fille, et de rapporter trois planches sur l’invention dudit Gaulois, quand bien même le titre fait aussi référence à l’invention, l’appropriation de Goscinny en tant que Français.

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La bande dessinée souffre aussi de quelques répétitions : on est martelé tout du long sur le sens de l’humour de René Goscinny et sa vocation de clown social. Il me faut admettre que j’ai un peu fini par fatiguer de ce ressort. Enfin, la bande dessinée s’ouvre sur un épisode de la vie d’Anne Goscinny, en visite chez le cardiologue de son père, qui n’a pas pu lui sauver la vie lors d’une attaque qui lui fut fatale. Anne avait 14 ans. Plus tard, elle décide de confronter le praticien et de le menacer de mort dans son cabinet. On pense qu’un usage va être fait de cette histoire, et puisque la bd fait référence « aux Goscinny », que la vie d’Anne va nous intéresser également, l’histoire de ce deuil dans la construction de sa vie, de sa famille, de son œuvre littéraire. Or c’est à peine survolé, et Anne n’est vraiment là que pour aiguillonner sur la vie de son père, et proposer à la dessinatrice quelques clichés familiaux idylliques, où les époux rentrent le soir, fous d’amour, et où les enfants baignent littéralement dans le bonheur.

En bref, pleins de choses intéressantes sur la vie de René Goscinny, mais un ouvrage qui finit par tomber dans du bavardage de remplissage, et dont la trame narrative, un tantinet ronflante, a des parfums de facilité. Le pavé, de près de 400 pages, se lit néanmoins très vite et sera, pour qui aime en savoir plus sur les coulisses de la bd, une lecture tout à fait honnête.

L’asymétrie du consentement

Allez, quoi de plus enthousiasmant que de terminer l’année avec une lecture faisant écho à l’actualité brûlante de l’année 2017, continuant de faire sentir ses secousses sismiques à l’orée de 2019 ? Laure Murat, qu’il me semble avoir déjà présentée avec son essai sur la relecture, s’attaque à une suite de réflexion sur l’affaire Harvey Weinstein et ses répercussions, contrecoups et prolongements. Cette universitaire, enseignante depuis treize ans à UCLA, en Californie, vit entre la France et les États-Unis. Cette France qui s’est construite sur le mythe de « l’art de vivre » et de l’amour dit courtois, résistant au mouvement #MeToo, défendant férocement Roman Polanski et Bertrand Cantat, et qui fut si déstabilisée par l’affaire DSK sans pour autant se questionner formellement…

L’affaire Harvey Weinstein, tornade révolutionnaire ?

Ce livre relativement court est la parfaite synthèse de tout le déroulé de l’affaire Harvey Weinstein et ce qui en a découlé : les reportages du New Yorker et du New York Times, le lancement du hasgtag #MeToo, les témoignages des actrices s’empilant et s’empilant et s’empilant, sans jamais s’arrêter, le lancement de Time’s Up, les scandales marquants liés à Hollywood (Kevin Spacey, faisant encore l’actualité récemment), ceux sortant de la sphère cinématographique (le médecin Larry Nassar, les présentateurs Charlie Rose ou Matt Lauer, l’islamologue Tariq Ramadan…), la tribune dite « Tribune Deneuve » (alors que cette dernière l’avait signée sans véritablement la lire), menant nécessairement à recauser de l’affaire DSK (comment l’a-t-on accueillie en 2011, comment l’accueillerait-on aujourd’hui).

Larry Nassar, serial toucheur institutionnalisé…

En filigrane, Murat revient sur les dérives possibles, histoire de les évacuer : quand, par exemple, ce qui fait l’affaire peut être le profil médiatisé de l’auteur des faits plutôt que leur gravité propre (exemple-clef, Ben Affleck mis sur le devant de la scène pour s’être saisi du sein d’une co-star, tout autant que le réalisateur James Toback accusé de harcèlement et d’agression sexuelles par 395 femmes…), sur cette « zone grise » entre relations consenties et relations subies mise en lumière suite à la controverse avec Aziz Ansari.

Autre dérive, d’un genre différent : la peur même des dérives, et plus précisément du climat de « délation » qui se serait instauré après l’affaire Weinstein. Murat revient judicieusement sur la différence entre « délation » et « dénonciation », en lien avec cette hantise du fait juif, auquel on peut faire appel pour se prévaloir de l’argument et clore les conversations :

Faut-il rappeler que la délation est « une dénonciation dictée par des motifs vils et méprisables », quand la dénonciation est « l’action de faire connaître une chose (généralement désagréable) » ? Quel rapport y a-t-il entre livrer son voisin juif à l’occupant – car il est bien évident que la référence est à chercher dans la hantise nationale – et signaler une comportement qui porte atteinte aux personnes ? […] C’est dans ce contexte historique et culturel qu’il faut entendre la (partielle) dissidence française face au mouvement #MeToo. Elle s’inscrit dans une longue tradition idéologique, pétrie d’antiaméricanisme et barricadée derrière le mythe de la séduction nationale.

La France, art de vivre et « séduction »

On l’a nommé courtois. On l’a appelé séduction. L’amour, en France, est hétérosexuel. Il suppose une forme d’asymétrie consentante : l’homme propose, la femme dispose.

Mona Ozouf, de même qu’Irène Théry et Élisabeth Badinter, en prennent un peu pour leur grade, à vouloir théoriser une galanterie nationale et mixité « heureuse ». En France, on peut « draguer » et ça doit être bienvenu puisque c’est la coutume. On y développe aussi une obsession de la différence des sexes. Ce mythe de la séduction et du libertinage a la vie dure, Denis Baupin en 2016 y faisait encore appel pour se justifier des plaintes de harcèlement sexuel qui le visaient. Mais cette obsession de la différence et d’une liberté galante masqueraient en réalité en empêchement à évoluer vers des mœurs plus égales, une incapacité à penser le désir dans le consentement et le partage ; une affection, peut-être même affectation, générationnelle, à un schéma galant traditionnel, où la femme serait distinguée par l’œil masculin.


L’affaire DSK, c’est d’ailleurs l’enfer. Retrouver le détail des réactions répugnantes de personnalités politiques, culturelles, se rappeler ses propres doutes lorsque l’affaire fut révélée, puis le long déroulement d’une personnage très problématique, aux travers pourtant bien connus de tous mais tus par l’ensemble, cette « présomption d’innocence » à la bouche de tous les Français prêts à excuser ce comportement un peu « galant » et « séducteur » d’un type qui, rétrospectivement, n’apparaît que sévèrement repoussant et abusif… C’est tout une éducation à faire. Et il faut la faire, avance Murat, car on n’a jamais fait avancer les mentalités dans le consensus et la continuité.

Le problème de l’œuvre du créateur répréhensible

Au problème de Woody Allen et de Roman Polanski, elle se prononce contre la censure, qui voudrait empêcher de regarder les films de ces deux réalisateurs ; en revanche, elle se prononce fermement contre le fait de séparer la biographie des artistes de leur art. Elle revient d’ailleurs longuement sur cette distinction, intronisée par Proust : les spectres auteur-narrateur-personnages qu’il faudrait distinguer à tout prix, en rappelant que cette distinction fut prônée par un Proust placardisé, qui souhaitait avant tout que l’on ne fasse pas le lien entre son récit et son homosexualité. Pourtant, La Recherche EST un roman à clefs, l’inversement des sexes des protagonistes est avéré et son œuvre ne peut être lue correctement sans bénéficier des clefs biographiques de son auteur. Ainsi, les œuvres d’Allen et de Polanski devraient être relues, regardées, re-critiquées à la lumière de ce que l’on sait de leur biographie, c’est-à-dire leur pédophilie présumée et avérée, leur misogynie et leur sentiment de toute-puissance créatrice et masculine. De même qu’Autant en emporte le vent continue d’être étudié, dans le respect de la critique de sa représentation ultra-raciste des Noirs-Américains, il faut descendre des échasses des génies intouchables et en analyser tous les sujets sans ambages.

Une première « révolution » sexuelle ?

Murat se demande comment en est-on possiblement arrivé là, pourquoi cette omerta planétaire ? Où est passée la fameuse révolution sexuelle, qui avait soi-disant libéré toutes les femmes ?

Comment l’attachement revendiqué à la révolution sexuelle, ennemie du patriarcat, [à laquelle tout un tas de femmes, résistant au mouvement #MeToo et à la culpabilité de DSK, avaient pourtant participé] peut-il être compatible avec une telle complaisance pour le harcèlement et la sujétion aux hommes ? La liberté de disposer de son corps, le droit à la contraception et à l’avortement, la reconnaissance des sexualités non procréatrices et non conjugales sont autant de conquêtes de l’émancipation féminine. Les résistances politiques sont encore assez nombreuses néanmoins pour freiner l’égalité, notamment en matière de salaires ou de partage des tâches domestiques, comme l’a montré récemment le retour du concept de « charge mentale ». Si bien que la révolution sexuelle a beaucoup profité… aux hommes, dont les relations avec les femmes ont été facilitées, sans pour autant qu’ils perdent leurs privilèges. C’est ici un point aveugle à considérer : si les femmes ont (péniblement) acquis un certain nombre de droits, les paramètres essentiels de la domination masculine sont demeurés les mêmes.

Elle prend en exemple la fameuse « Tribune Deneuve », signée par une centaine de femmes, qui a remué le monde ne saisissant pas pourquoi ces femmes pourtant garantes de liberté, de « féminisme » et d’autonomie, pourquoi défendaient-elles avec tant de virulence une prétendue « liberté d’importuner » ? Selon Murat, cette tribune, certes provocatrice, montre ses limites en ne prenant pas en compte le désir féminin, uniquement le droit d’être l’objet du désir masculin comme ce dernier l’entend :

De la première à la dernière ligne, outre les questions de classe, de race, ou d’orientation sexuelle jamais abordées, le grand absent de la tribune, c’est le désir féminin, exclusivement soumis à celui des hommes et à la « misère sexuelle » des éjaculateurs du métro. Ni échange possible des rôles, ni réciprocité, ni jeu ne sont au programme de cette « liberté d’importuner », érotisme de la domination à sens unique. Ce qui en fait non pas tant un texte scandaleux mais étonnamment rétrograde.

Cette dernière réflexion pose les fondations : il n’y aurait pas eu de révolution sexuelle. Du moins pas celle que l’histoire du xxe siècle nous a prétendument vendue, et c’est bien cette affaire Weinstein qui mènerait à un véritable questionnement, lié au consentement :

Loin d’être un cas isolé, l’affaire Ansari a donc révélé un trait nouveau de l’après-Weinstein : non seulement un rejet déterminé du harcèlement sous toutes ses formes, mais une volonté de changement de la norme et de la grammaire amoureuse hétérosexuelle. Ce que ma génération, qui est celle de Blandine Grosjean, considérait comme « normale » et « anodin » est devenu inacceptable chez les 18-35 ans.

C’est une évolution globale de la société, qui vient – on me pardonnera l’oxymore – imposer le consentement et la réciprocité du cœur de la relation. Il y aurait plutôt de quoi se réjouir.

Rien à ajouter, je termine donc sur cette note positive de renouvellement et d’évolution, pour le meilleur.

Les yeux dardés

Janie avait seize ans. Un feuillage vernissé et des bourgeons tout près d’éclore et le désir de prendre à bras-le-corps la vie, mais la vie semblait se dérober. Où donc étaient-elles, ses abeilles chanteuses à elle ?… Du haut des marches elle scruta le monde aussi loin qu’elle put, et puis elle descendit jusqu’à la barrière et s’y pencha pour contempler la route de droite et de gauche. Guettant, attendant, le souffle écourté par l’impatience. Attendant que le monde vienne à se faire.

Les navires au lointain transportent à leur bord tous les désirs d’un homme. Certains reviennent avec la marée. D’autres voguent à jamais sur l’horizon, sans jamais s’éloigner du regard, sans jamais toucher terre jusqu’à ce que le Guetteur détourne les yeux de résignation, ses rêves raillés mortifiés par le Temps. Telle est la vie des hommes.

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Mais leurs yeux dardaient sur Dieu de Zora Neale Hurston, a enfin été réédité cette année à l’initiative de Zulma et de l’excellente traductrice Sika Fakambi, qui nous retranscrit une œuvre classique et complètement originale de la littérature américaine.

De l’auteure, précisions qu’elle est une figure de proue du mouvement Harlem Renaissance (certains auront peut-être noté la récente traduction de Fire!! par les éditions Ypsilon), anthropologue dirigée par Franz Boas, en lien avec Ruth Benedict et Margaret Mead (rien de moins), écrivaine et journaliste, plébiscitée par Alice Walker, Zadie Smith ou encore Toni Morrison.

L’histoire raconte le trajet de Janie, petite-fille d’esclave née dans la soif de la liberté post-Guerre de Sécession, qui se battra toute sa vie durant contre toutes les formes d’assujettissement. Un esprit libre, qui n’a pas sa langue dans sa poche, qui n’hésitera jamais à relever l’échine que les sphères domestique et publique tenteront de lui faire courber.

Les dialogues à l’oralité organique viennent secouer une narration alternant entre intense poésie et commentaire social caustique. La langue est tant déstructurée, pour épouser des dialectes et des registres de paroles qui n’ont pas eu d’écrit pendant assez longtemps, qui se sont construites par la transmission d’histoires, par l’échange verbal : le vocabulaire est soit inconnu, soit modifié, abrégé, écrit comme il est prononcé ; les mots sont retranscrits selon leur force d’accent, puisque c’est l’oral qui compte. La syntaxe est « fausse », la conjugaison est « fausse », les pronoms sont utilisés à mal emploi, les prépositions manquent ou sont de trop… C’est d’une puissance étonnante ! Si bien que la lecture est hachée et il faut réapprendre à lire, réapprendre une langue, un style, un rythme. Un délice d’histoire et une expérience de lecture vivifiante.

Elle dardait ses yeux là haut, attendant que quelque chose se manifeste et lui fasse signe. Une étoile dans le jour, peut-être, sous le soleil qui crie ou même le grommellement d’un tonnerre.

Jeunesse endormie et vieillesse impie

De Kawabata, je n’ai lu que La Danseuse d’Izu, il y a presque une éternité de ça et j’en garde un souvenir éthéré : impossible de me souvenir du contenu de ses nouvelles, mais son style avait fait mouche.

Ce livre-ci m’a fait songer à une autre lecture : Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable. Eguchi, le personnage principal, se serait qualifié avec facilité pour la catégorie dans laquelle était rentré le tardif Romain Gary. Du haut de ses 67 ans, Eguchi se pose moult questions sur son rapport à la virilité, la vitalité sexuelle, la chair jeune et fraîche, les amours de son passé, le rapport de ses filles aux hommes…

Pendant toute la première partie, j’étais assez mitigée : je n’arrivais pas à savoir comment je me situais par rapport à ce récit finement tourné, écrit avec délicatesse, face à cette prose des plus agréables, mais qui servait une histoire dont le postulat de base me débectait pas mal : à savoir une maison close, confidentielle même, où la clientèle est constituée de vieillards (impotents ?) couchant aux côtés de « belles endormies », de jeunes (voire très jeunes) femmes dénudées que l’on a endormies (avec leur consentement) à l’aide de très forts sédatifs. Les clients pénètrent tardivement dans les chambres, où les corps juvéniles et inconscients des belles les attendent sous la couette chauffante. Ils se glissent à leurs côtés, et ce jusqu’au matin, où ils seront réveillés par la matrone, sans que les silhouettes n’aient quasiment bronché et ne voient jamais qui les a étreintes dans leur sommeil de mort.

Dit comme cela, on est clairement dans un scénario dystopique à caser aux côtés de La Servante écarlate.

Sauf qu’évidemment, Kawabata en fait une histoire aux dimensions multiples : le rapport du vieillard à sa propre vieillesse, l’occasion d’observer une dernière fois les courbes juvéniles, le déclencheur de réminiscences, les vieillards échappant à la honte et la pitié de leur corps face à ces interlocutrices endormies… L’un des souvenirs qui submergent Eguchi surprend même, par ses teintes progressistes : il se rappelle emmener sa fille cadette visiter un « Camélia Effeuillé ». Cette dernière s’est faite déflorer avant le mariage (ici, « se faire déflorer » à une consonance passive peu adéquate, car la jeune fille fait montre d’un volontarisme marqué dans cette histoire dans l’histoire) et décide délibérément d’en épouser un autre. Loin de payer pour cette « faute », « péché », « impair », elle s’en trouve fort bien : il n’y a absolument pas de fin funeste à cette partie de chapitre. On constate simplement une société encore un peu corsetée, des parents passablement désapprobateurs, mais qui ne s’opposent pas à ses décisions. Progressiste, Kawabata ?


Le ton alterne entre indécrottable misogynie, et dérision de la situation des vieillards… Vieillard qui pousse l’ironie jusqu’à être repoussé par le contact et l’odeur de la main de cette femme tenancière « d’âge mûr ». Faut pas avoir peur de la contradiction !

Eguchi est fasciné par ses mystérieux congénères qui empruntent le même chemin de décadence, avec des motifs subalternes aux siens. Quel genre de vieux fréquentent donc cet établissement ? Autre de ses marottes : il fantasme grandement à l’idée que les compagnes anonymes puissent se réveiller, ce que cela prendrait de violence ou de choc pour qu’elles se réveillent. Parce que l’idée d’être vu l’excite, l’idée d’interdit l’excite ; pas une réelle seconde peut-il se mettre à la place d’une jeune fille qui se réveillerait nue à côté d’un vieillard libidineux qui la pelote. Et en même temps, le vieil Eguchi, l’humain Eguchi comme nous le peint Kawabata, se déteste pour ses pensées abjectes, ou ne re-commet pas l’impair du second chapitre – la seconde nuit – où il fut tenté de braver l’interdit de la maison et a avancé ses doigts vers l’intimité de la jeune endormie avant de constater sa virginité et de rebrousser chemin (n’ayons pas peur des mots, il s’est trouvé à un doigt du viol).

S’il y a de la poésie dans tout ça (je n’ai pas froid aux yeux, j’enchaîne avec la poésie), on est quand même renvoyés à l’éternelle disposition des corps d’une fange pour l’autre. Navrée messieurs, je ne suis que moyennement émue par le vieillard qui éprouve de la pitié pour lui-même et pour son âge. Et comment font les autres ? Curieux comme on imagine si peu les femmes se tourner vers des hommes très jeunes pour prendre la pleine mesure de leur dégradation corporelle ; il y a comme une mystification de cette virilité, tant de beauté dans cette petite chose fripée naturellement tournée vers la chair fraîche. Comme l’homme vieux se sent d’autant plus homme et d’autant plus vivant qu’il séduit, courtise ou fréquente des femmes jeunes.

Pourtant, je crois que le talent de Kawabata réside dans sa volonté de soulever d’autres sujets, d’user d’une prose sensible et de quelques tournures remettant à sa place le personnage d’Eguchi (notamment par le biais de la matrone, qui ne mâche pas ses mots pour qualifier la sordidité de ses clients : ces derniers échappent peut-être au jugement des prunelles endormies, mais certainement pas à celle qui tient ce bordel avec pragmatisme et répugnance). En somme, un livre qui m’a plu, et qui – contre toute attente – m’a donné envie de glisser dans la seconde lecture japonaise (comme quoi, ne jamais dire jamais au Japon) (prends ça, 2017).

Le planning maternel

Et toi, tu t’y mets quand ? Jamais, in a million years, aurais-je pensé m’attaquer un jour à une telle lecture. Problème de titre et de couverture qui m’auraient fait moonwalker en vitesse accélérée si j’étais tombée dessus en librairie. Ai-je vraiment envie de lire sur la nécessité d’enfanter et l’injonction de ne pas se laisser aller à vieillir sans avoir apporté sa gamète à l’édifice ? Heureusement qu’une bonne âme voletant au-dessus de tout ça me l’a fourré dans les mains, car cet ouvrage, au titre alarmiste et pressurisant, est tout l’inverse de ce qu’il renvoie au premier abord : il traite en réalité de la question de la congélation des ovocytes, et du choix tardif de maternité qu’il n’est souvent pas donné aux femmes.

Eh oui, la congélation des ovocytes, (re)parlons-en ! Il y a quelques années, j’avais, lors d’un déjeuner professionnel, émis l’opinion selon laquelle l’idée de la congélation me séduisait. Lorsque l’on approche l’âge auquel les questions biologiques occupent les esprits et les conversations des soirées sociales et culturelles, me dire que je pourrais avoir un souci de moins à me faire au niveau de problématiques qui ne me touchent pas encore suffisamment, mais auxquelles je pourrais être sensible plus tard (trop tard ?), est à la fois rassurant et affranchissant.

Et c’est là l’objet principal du livre de Myriam Levain, 36 ans passés, journaliste parisienne et fondatrice de ChEEk Magazine, qui n’a pas trouvé soulier à son pied, n’est pas tout à fait prête à enfanter, dusse-t-elle se débrouiller seule, et voudrait simplement temporiser. Car la machine à vivre des femmes va toujours plus vite, à un rythme exponentiellement angoissant. Elle décide donc, après divers entretiens avec amis, contacts et professionnels de santé, d’entreprendre les démarches de congélation de ses ovocytes – démarche qui s’effectuera sur une longue année –, et brosse les portraits très divers des personnes suivant un parcours similaire, entre la France, l’Espagne ou la Belgique, où des cliniques spécialisées sont habituées à recevoir les Françaises et à les accompagner, en échange de quelques milliers d’euros. Levain fait également un petit état de l’actualité politique sur le sujet, et ouvre le débat dans le contexte de révision des lois bioéthiques (la PMA pour toutes était une promesse de campagne de Macron).

C’est un livre éclairé, compréhensible, didactique sur le sujet, car l’on suit pas à pas les étapes qui constituent ce parcours de la combattante : trouver un gynécologue « sympathisant » à la cause, qui pourra expliquer en détail, le plus compréhensible possible et être disponible tout du long, et permettre par un tour de passe-passe un remboursement partiel par la sécurité sociale des frais engendrés (notamment le traitement hormonal) ; les voyages à l’étranger, les examens réguliers, les procédures d’injection d’hormones (par des infirmiers et infirmières pouvant être disponibles à des heures incongrues, ou bien soi-même) ; le mal-être physique, puis l’opération-extraction, et l’éventuelle déception et recommencement en cas d’ovulation trop pauvre (car l’idée de l’injection d’hormones et de congélation des ovocytes est de produire plusieurs œufs sur un seul cycle, afin d’en congeler le plus possible et permettre divers essais le jour où l’on souhaite les utiliser).

C’est honnêtement assez fascinant, et Levain explique tout ça avec clarté, expérience et militantisme.

Cela change-t-il la Nature ? Transforme-t-il le rapport au corps ? Cela transforme surtout le rapport des femmes à leur corps, dont elles n’ont plus à être les esclaves : qu’il s’agisse de femmes pénalisées par leur manque de chance sentimentale, qui n’ont pas trouvé l’âme sœur à temps, un temps où la Nature était plus généreuse ; ou bien de femmes décidant sur le tard de leur désir d’enfant.