Category: Faux rhum

3/3 – Virtualité, réalité, amatérialité

La photo passe donc par un traitement manuel, la main manipule, palpe, manie, ausculte presque. On peut continuer d’y opposer le fait indéniable qu’à présent on puisse passer par le synthétique pour développer l’argentique : mais serait-il possible de discourir argentique quelques instants sans penser synthétique (argentique dans les règles de l’art ancestral) ? Comme si tous les argentistes respectaient la matière, sans l’entraver à grands coups de pixellisation et autre méga-étape exaspérante… Ce côté tactile de la pellicule exclusivement argentique qui lui confère une vivacité, une humanité que son homologue (cet inférieur) ne peut, ne pourra jamais avoir. Ce dernier a un côté insaisissable déplaisant : nulle possibilité de toucher les prémices de ses photos, d’atteindre l’os car le synthétique n’existe qu’en surface… Simplement une carte mémoire, carrée et dure. Une dimension strictement virtuelle.

Et moins (voire pas) de convivialité : « Qu’y-a-t-il de plus inconvivial qu’un écran d’ordinateur ? »

C’est tellement juste… Les photos sont prises pour traînailler, être encadrées, ou encore dans des boîtes ouvertes au Réveillon tous les 10 ans. Non pour se les envoyer via Messagerie Instantanée (notez précieusement ce mot, c’est là tout notre débat) et les regarder seul chez soi : car le synthétique renvoie à l’individualité alors que l’argentique, comme l’a précisé un confrère de cause saignante, c’est le partage et la nostalgie qu’elle procure, contenue dans sa matérialité.

Soyons honnêtes : l’extrême majorité des priseurs argentiques font développer leurs photos là où les synthétoc les stockent sur machine… On sait maintenant que l’inverse est possible, mais peu en font l’usage.

Figurez-vous donc ce Réveillon 20 ans plus tardivement, dans la salle intermédiaire de votre appartement de grande couronne, au second à gauche, entre le sapin – le canapé – et la table à repasser repliée. Une partie de la famille décimée par le temps (fuite des ans oblige, petite tonalité élégiaque) est réunie et l’on retrouve tout naturellement… les photos.

Figurez-vous leurs ressentis : 20 ans, c’est long… Beaucoup de nostalgie, des éclats de rire, quelques plaisanteries, quelques silences très éloquents, des nouements de gorge…

A la place de ces boîtes cartonnées désordonnées, imaginez les dossiers arrangés de XP 2024 : tout le monde se presse autour de l’ordinateur. En 20 ans, moins de 20 000 photos. Grand suspens, que vont-ils choisir de regarder ? A votre humble avis, vont-ils verser des torrents rieurs et pleureurs (ou même s’embuer) devant leur écran ? Pas autant…

De plus, une photo à la fois sur votre écran, quand 20 argentiques et plus peuvent être triturées en temps identique… Le regard sera différent.

En s’intéressant au regard, l’anecdote m’a là aussi fait réagir : aucun viseur, seul un écran. Lorsque notre œil regarde au travers d’un viseur, la réalité est par une fois « interrompue », par cet intermédiaire entre le sujet et l’objet. Mais cet intermédiaire est transparent, et si tenté est qu’il n’y a pas de poussière sur le viseur, on distingue clairement l’objet. Beaucoup pourront railler sur cette pseudo-transparence, mais les faits sont là : si notre vision est délimitée par le cadre du viseur, du reste tout est retranscrit.

L’écran n’est pas un viseur : il nous désigne la photo qu’on prend quand le viseur nous montre ce qu’on photographie. De plus, le synthétique nous propose de mettre l’écran en N&B, en vert-de-gris, nuances de bois de cerisier… Ce n’est plus l’utilisateur mais bien l’appareil qui fabrique la photo avant prise : « ce qui compt[ait], c’[était] quand même la personne derrière l’appareil, quel qu’il soit ». Cela ne revient-il pas à « tricher » à une étape liminaire ?

Bientôt, les synthétiques seront munis d’un signal clignotant jaune avertissant le porteur de l’appareil d’appuyer de toute urgence sur le déclencheur car ce qu’il tient dans son écran sera, selon ses paramètres définis, une photo de qualité supérieure. Il y a « dépersonnalisation de l’acte créatif » pour reprendre à nouveau une formule amicale.

A cela, nous pouvons ajouter l’absence de surprise et d’excitation… Car le synthétique est cocasse là où l’argentique est excitant : « l’amusement est en amont ». Il n’y a guère d’excitation, ensuite l’amusement additionné à l’excitation et qui se situe en aval dans le premier cas a lieu plus tôt lors de la prise même des vues artificielles dans le second cas.

Par expérience (je ne peux plus le camoufler à présent), l’amusement est moindre car regarder ses clichés dans l’immédiat, constitue une fissure de l’instant, comme un rappel à la réalité que l’appareil avait su élever. Un peu comme si vous offriez dans votre meilleure mansuétude, un petit quelque chose à un ami pour le moment suivant la découverte du cadeau, lui en dévoiler ce qu’il vous en avait coûté. Mais on ne peut ordinairement pas s’en empêcher : il faut regarder ce qu’on vient de saisir. Alors on conserve ou on ôte, avec ce bon vieil/jeune œil subjectif du non-recul. « L’intérêt, c’est de voir les photos quelques jours après, le goût du désuet, ne pas savoir ce que sa photo va donner immédiatement ».

Moins d’amusement donc, donc un amusement moindre au prix d’un autre amusement, dont le moindre amusement est censé capter la quintessence, mais qui le transforme finalement en un amusement lié au moindre amusement du regard instantané alors que c’était l’acte de photographie qui était censé estre amusant.

Quant au naturel… On parlait tout à l’heure de triche. Elle n’est pas née de l’écume de l’informatique car bien avant déjà, il était possible de jouer au développement… Signalons tout de même qu’une main tremblante en argentique sera autrement plus problématique qu’une main tremblante en informatique pour faire les retouches, et qu’il est plus difficile de laisser croire à une chevelure violette, des halos dans les yeux ou à un troisième bras… La retouche est aisée, pratique et souvent automatique.

Et l’exemple de ces photos est probant : elles sont belles mais ce ne sont pas celles que j’ai prises. Les autres étaient la marque de ma piètre(atti)tude. Si elles étaient moyennes, elles n’atteigneraient pas cet esthétisme, uniquement du aux retouches, retouches qu’on n’effectuerait probablement pas en argentique : car plusieurs heures seraient nécessaires pour égaler ces coups de souris, si égalité il y a possibilité. C’est encore une facilité donnée de bon gré.

Souvenez-vous de cette interrogation existentielle : à choisir entre les escalators et la cage d’escaliers, qu’est-ce que vous empruntez ?

C’est cette facilité qui accélère la perte d’identité propre à la photographie, devenue un jouet, un cobaye de la technologie, au dessert de toute humanité.

2/3 – Aux objections scientifiques

Était évoquée l’éventualité d’une inégalité entre argentique et synthétique, doublée d’une réflexion sur le prix d’achat. Nous savons qu’un synthetic reflex muni d’un capteur 24×36 avec une résolution de 5 mégas voire plus (12 c’est ambitieux mais satisfaisant) peut neutraliser un argentique.

Pour ce photographier, il faut donc verser de 1000 à 2000 euros supplémentaires par rapport à un argentique.

Petit rappel bénéfique qui ne fait de mal à personne : 1€ = 6,55957 anciens francs français. Pour continuer sur la lancée, 1 000 € revient à 6 559,57 anciens francs français ; 2 000 € est alors l’équivalent de 13 119,14 anciens francs français. Donc, les 2 000 euros sont très vite amortis par les photos manquées qui ne coûtent rien. Tentons une fugace expérience drolatique.

Avec 2 000 euros, vous pouvez faire développer (au strict minimum) 166,67 pellicules. Si vous bénéficiez d’un abonnement adhérent, vous montez facilement jusque 333,3 pellicules. Si vous achetez régulièrement des séries en DVD via des magazines bi-hebdomadaires, vous bénéficiez fréquemment d’offres de développement gratuit. Enfin si vous vous démêlez pour faire tirer 100 photos d’une traite (et pourquoi pas 200 photos, soient 4,17 et 8,33 pellicules pour des 24 poses) lors d’une période de soldes, dans un format collection (c’est plus joyeux) à 0.094 € et en cumulant l’offre saisonnière, vous parviendrez à faire développer sans aucun doute jusqu’à 1 000 pellicules pour 2 000 €.

Je n’ai pas tenu compte d’une dernière issue, à savoir adhérer à un labo pour une somme modique, et y faire développer vos photos ponctuellement à prix plancher (ce qui n’est que justice, il faut bien participer aux factures d’électricité, eau, chimie…). Avec 2 000 €, vous pouvez tenir plusieurs années dans ce labo. Le prix de votre argentique, après tous ces exemples, est alors amorti et vous pouvez faillir à vos photos en toute tranquillité.

Ce qui me permet d’amarrer sur le développement numérique des photos argentiques : c’est effectivement un abus de confiance, donc pour éviter cela, développons tout nous-même ! Les produits chimiques des révélateurs, bains d’arrêt et autres fixateurs sont nocifs ? Qu’à cela ne tienne, cela fait grande partie de l’enchantement de l’argentique, on joue avec le fil ténu de son existence. Et puis, on n’est pas artiste en se la coulant douce dans son rocking-chair.  « Photographe argentique – le poète maudit moderne ». Les gorgées d’absinthe sont à remplacer par les effluves du Tmax, révélateur de films (par dose de 5 L). Remarquez que l’appellation de Chambre Noire participe à cette ambiance ténébreuse et ce lien séculaire…

1/3 – Pensée pour l’argentique

Je reprends un texte, livré d’antan, pour faire l’apologie de la démarche argentique. Il est en suite(s) et fin, ses propos sont animés par le feu et manquent de vision (notamment par rapport au dit onirisme).

J’exhume cette discussion, suite à une plus récente ayant trait aux liseuses, dont on peut aisément imaginer le parallèle, qui suivra dans de futurs posts à l’état encore embryonnaire.

Le synthétique n’égalera jamais l’argentique.

Et pour ce démontrer subjectivement, je noue mon bandeau autour de mon front et je remonte mes manches courtes.

Certes, le synthétique s’améliore. Il ne cesse de progresser, sa qualité fragmentée dérivant vers quelque chose s’apparentant à l’argentique, mais surtout, s’apparentant à notre vision. Le synthétique, c’est un découpage de tissus de vie.

Un jour, il y a un tailleur de boqueteaux qui surgit lors d’un déjeuner en famille sur une terrasse ombragée, et il coupe – clac – clac – dans votre déjeuner. Dix ans plus tard, il y a ce déjeuner sur votre écran et vous vous demandez s’il vous faudra patienter en pianotant votre clavier encore longtemps avant que le dessert n’arrive.

Non, le synthétique ne se conjugue pas à la qualité argentique, mais bien à notre vision oculaire (sic). Il est ainsi possible de contempler une photo en se méprenant tout naturellement sur sa réalité.

Mais rien à y scruter avec l’argentique qui est bien plus qu’un trivial calque translucide…

Dîtes-moi… Où se motte l’onirisme qui s’échappe des anciennes photos ? L’argentique et ses qualités propres, n’est pas remplacé et demeure irremplaçable. Le noir et blanc argentique est la couleur du passé : son pouvoir évocateur, le grain de la mémoire… Mais plus que cela, c’est l’intemporalité. Je fais du zèle et me permets de citer Baudelaire pour expliciter ma pensée : « l’art, c’est la représentation de l’éternel et le transitoire ». Et c’est ce qui fait que des photos argentiques N&B puissent se révéler œuvres d’art.

Et où est cette vieille aura qui ceignait, (dans une autrefois), la chevelure ondoyante de votre aïeul, 60 ans plus tard ? Pourquoi sa moustache était-elle impeccable ? Où étaient ses bourgeons/pustules/tâches ? Car l’argentique a ce pouvoir : il rend beau.

Vous me direz qu’on a du avoir ce débat quand la couleur est apparue, ou qu’à présent, la qualité orangée des vieux appareils est mourrue, gloire aux peaux fraîches. Mais le souci est bien là : si le N&B n’a pas disparu au surgissement tout en canon des couleurs, il a nettement régressé, et continue son repli contraint…

Mais de l’aura, il n’en est rien. Regardez-moi ces photos en noir et blanc et dites-moi qu’elles ne vous évoquent rien… Cela est du à notre siècle aussi, il est vrai. Les photos couleur numériques sont légion d’honneur chez nous. Le N&B devient une rareté qui attire forcément l’attention, comme toutes les vieilleries…

Mais les rayons de nostalgie qu’émettent les photographies ne sont pas vieux d’aujourd’hui.

Car la Photographie n’est pas seulement Picture Package et le référencement. Ce ne sont pas seulement trois-cent millions de petits pixels (et elle, et elle, et elle…) qui nous permettent de louper jusqu’aux chromosomes.

La photo, c’est un geste, mauvais sang ! Une démarche  !

Le synthétique annule toute la réflexion préliminaire, l’acte de trouvaille de pelloche (une abré sur sa fin), se demander quelle pellicule prendre… Mon budget est limité (comme tout apprenti photographe qui se respecte, il doit être à l’indigence, à la pauvreté, à la dèche – et c’est avant tout un concept de vie très stimulant d’être décheux). L’acte d’achat est infiniment important, il y a une part de risque.

Une contrainte qui ajoute à la préciosité de ce qu’on tient entre les paumes, de l’acte de photographie. 24 poses et peut-être une de plus si je tire comme il faut… Peut-être 48 si je l’utilise deux fois…

Aucunes de ces démarches en synthétique. La photo n’a plus aucune espèce de valeur, elle est complètement affamée.

Pire : on peut effacer des photos (le comble…).

La seule façon de supprimer un cliché en argentique est de prendre un cutter.

Le synthétique n’est que du mime. Notez : argentique – argent, la couleur des premiers appareils et des plus répandus, comme si on espérait les rassembler, les faire rimer… Il faudrait être fou pour ne pas s’en aviser.

Il y a dématérialisation de la photographie. Plus de développement et nul besoin de parler de ces imprimantes câblées qu’on essaye de refourguer avec les synthoches.

Où est le trio légendaire, les trois bacs ?

Où est l’emblématique chambre noire ?

Ça existe un agrandisseur où je pourrais insérer ma carte mémoire ?

Tout ça du mime, tout comme les bruitages lorsqu’on appuie sur des gâchettes, devenues des éponges.

Pour finir, je ferai bien une petite comparaison avec le film, dans une petite citation toute mimi :

« Nous savons bien que la pellicule cinématographique est susceptible, dans un avenir plus ou moins rapproché, de disparaître sous la poussée des nouvelles technologies numériques.

Pourtant, cette mort annoncée est pour l’instant toujours reportée à une échéance indéfinie, la première raison étant qu’aucun autre support que la pellicule n’arrive encore à une telle définition de l’image, autant pour la prise de vue que la projection. »

S’il y a débat, il serait plutôt sur la technologie et tout ce qu’elle entraîne : on réalise au quotidien les gains qu’elle nous permet, et on oublie vite les pertes qu’on reconnaîtra un peu trop tardivement…

Parce que le numérique est le progrès, et l’argentique est notre histoire.